BLOGUE. Comme nombre de collègues avant vous, vous avez peut-être étudié des années durant dans un domaine très pointu, puis travaillé dans ce même domaine, là encore pendant des années. Et vous êtes devenu bon, voire très bon, et pourquoi pas expert dans ce domaine, même si votre fausse modestie vous empêche de le reconnaître ouvertement. Le hic? Vous commencez maintenant à avoir l’impression d’avoir fait le tour du sujet, et à vous demander comment vous pourez continuer d’évoluer. Pas vrai?
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Même si vous êtes en début de carrière, j’imagine que cette réflexion vous a déjà effleuré l’esprit : «Arrivera un moment où je ne ferai plus de progrès, où je tripperai moins dans mon job, où je stagnerai plus que n’avancerai, alors…». Oui, alors quoi? Vous changerez brutalement de métier, pour vous lancer dans l’humanitaire ou dans votre passion secrète (la peinture, l’écriture d’un roman, la musique, etc.)? Vous vivrez une crise existentielle radicale? J’ai plutôt une suggestion à vous faire, si vous me permettez : retrouver un nouvel élan professionnel, en vous proposant de relever un défi spectaculaire, à savoir de vous améliorer dans votre domaine encore plus!
Cette idée m’est venue après avoir découvert une étude intitulée Intrinsic chess ratings, signée par Kenneth Regan, professeur d’informatique de l’University of Buffalo (Etats-Unis), et Guy Haworth, professeur d’ingénierie de l’University of Reading (Grande-Bretagne). Celle-ci visait à regarder si les champions du jeu d’échecs s’amélioraient avec le temps, ou non. Et leur découverte – ô combien surprenante! - à des répercussions qui dépassent largement le domaine des échecs, qui nous touchent tous, vous comme moi, dans notre quotidien au travail…
Ainsi, les deux chercheurs ont eu l’idée originale de ne pas regarder les performances des meilleurs joueurs lors des tournois (à savoir s’ils accumulent de plus en plus de victoires et de moins en moins de défaites au fil des années), mais… chacun de leurs coups joués en compétition! Oui, ils ont analysé chacun de leurs coups et étudié si ceux-ci étaient meilleurs au fil des parties.
Comment s’y sont-ils pris? Ils ont tout d’abord mis la main sur d’immenses bases de données échiquéennes (ChessBase, etc.), qui répertorient toutes les parties des grands tournois, et ce depuis des décennies. Puis, ils ont fait analyser chaque partie, et chaque coup de celles-ci, par un super-ordinateur : il faut savoir qu’aujourd’hui il existe des programmes informatiques tellement performants qu’ils jouent mieux aux échecs que les êtres humains, que tous les êtres humains, même les derniers champions du monde. Ce super-ordinateur était en mesure d’évaluer chaque coup joué en fonction du meilleur coup qu’il était possible de trouver, et par suite de regarder l’évolution au cours du temps du niveau de jeu d’un joueur en particulier. Et il a fait cela pour tous les meilleurs joueurs d’échecs, durant trois périodes particulières, soit de 1976 à 1979, de 1991 à 1994 ainsi que de 2006 à 2009.
Résultat? MM. Regan et Haworth ont mis au jour le fait que même les champions améliorent leur jeu au fil des années! On aurait pu croire a priori qu’une certaine lassitude aurait émoussé leur jeu, mais non, c’est l’inverse qui se produit. Avec le temps, ils progressent et jouent de mieux en mieux chacun de leurs coups.
«Cette découverte est applicable à tout domaine où l’on doit réfléchir et faire des choix basés sur le raisonnement, c’est-à-dire à quantité de professions basées sur le savoir», soulignent les deux chercheurs dans leur étude. À notre échelle, ça signifie que ceux qui ont l’impression d’être devenus très bons dans leur champ de compétence ont encore une marge de progrès, même s’ils peinent pour l’instant à la déceler. Oui, vous comme moi, nous sommes perfectibles!
Maintenant, la question est de savoir comment s’y prendre pour continuer de se perfectionner, surtout lorsqu’on commence à se décourager parce qu’on sent que les progrès sont nettement moins spectaculaires qu’à nos débuts. L’étude évoque indirectement une piste intéressante, à mon avis : on peut retrouver le goût d’exceller en se comparant aux champions d’hier.
De fait, les deux chercheurs se sont posés une question amusante : «Les champions d’échecs d’hier étaient-ils aussi forts que ceux d’aujourd’hui?». Le savoir peut paraître aisé : il suffit de comparer leurs classements Elo.
Leurs classements Elo? Il s’agit d’un système d’évaluation du niveau de jeu des joueurs d’échecs mis ai point par Arpad Elo, un professeur de science physique américain qui était passionné par le jeu d’échecs. Dans les années 1970, les meilleurs joueurs était l’Américain Bobby Fischer et le Russe Anatoly Karpov, dont les Elo avoisinaient les 2 700 points. Or, le tout dernier classement Elo, qui date de juillet dernier, indique qu’une quarantaine de joueurs dépassent les 2700 points, le premier étant le prodige norvégien Magnus Carlsen, avec 2821 points.
Mais voilà, peut-on comparer un Elo des années 1970 avec un autre des années 2010? Y a-t-il eu «inflation» des Elo au fil des décennies? Les deux chercheurs ont trouvé la réponse dans le cadre de leur étude : non, il n’y a pas eu d’inflation. Et par conséquent, oui, Magnus Carlsen est nettement meilleur que ne l’a jamais été Bobby Fischer, que l’on présente pourtant toujours comme «le plus grand joueur d’échecs de tous les temps»…
Qu’en déduire pour nous? Que notre marge de progrès réside dans ce que nos éminents prédécesseurs n’ont jamais accompli. Regardons leur carrière, observons leurs réalisations, et voyons ce qu’ils auraient pu faire s’ils avaient vécu et travaillé encore un peu plus longtemps. Cela peut vous inspirer de nouveaux objectifs, oui, de nouvelles missions à accomplir. Et donc, vous donner un nouvel élan professionnel…
MM. Regan et Haworth suggèrent une autre piste encore : s’imposer des contraintes peut-il contribuer à décupler notre performance? Au niveau des échecs, ils se proposent ainsi de regarder si l’apparition des parties rapides (chaque joueur à 5 minutes pour jouer une partie, pas une seconde de plus, voire seulement 1 minute!) a contribué, ou non, à faire progresser les joueurs. Malheureusement, ils n’ont pas encore étudié ce point, faute de données suffisantes, mais ils se promettent de le faire, un jour. Quant à moi, j’ai l’intuition que les contraintes aident bel et bien à la créativité, et donc à la performance d’une personne. Et vous?
Le champion Xavier Tartakover et auteur du classique Bréviaire des échecs aimait à dire : «Seul un grand joueur sait à quel point il joue faiblement»…
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