BLOGUE. David Brooks, on l’aime ou on le déteste. Moi, je l’adore. Parce que cet homme a eu le cran de changer. Radicalement. Et parce que cela lui a permis de donner une nouvelle dimension à un phénomène psychologique découvert dans les années 1970, le «limerence», et par suite de porter un autre regard sur ses contemporains. Rien de moins.
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David Brooks est un chroniqueur politique du New York Times établi à Washington. Il est connu pour ses analyses foudroyantes d’intelligence, tant à l’écrit que lors de ses passages en direct à la télévision. Et il est très écouté : il donne souvent le ton aux débats politiques aux Etats-Unis, chacun estimant devoir réagir à ses propos. La dernière fois, c’est lorsqu’il a commenté à chaud le discours sur l’État de la nation de Barack Obama pour le descendre en flammes, lui reprochant de ne pas avoir tenu ses promesses et donc de manquer cruellement de leadership. Les réactions ont été vives, comme on peut l’imaginer…
Ça, c’est le chroniqueur politique. L’homme a du métier, et il fait cela à merveille. Mais, il n’est pas que cela. Il y a quelques années, un déclic s’est produit en lui. Il a soudain pris ses distances avec son quotidien et réalisé qu’il assistait davantage à de la politicaillerie qu’à de la grande et belle politique. Chaque jour, les hommes et les femmes qui se sont lancés dans la politique rivalisent pour trouver la petite phrase qui va passer dans tous les médias et se livrent à des combats de tranchée pour attaquer leurs adversaires. Où sont passés les grands projets de société? Les belles idées susceptibles de soulever l’enthousiasme général? Bref, les leaders capables d’entrer dans l’Histoire? «Aujourd’hui, nous avons aux Etats-Unis des Libéraux opposés à des Conservateurs, et non plus des Républicains contre des Démocrates», a-t-il récemment confié au magazine Newsweek, avec dépit.
Cette découverte l’a chamboulé. Qu’a-t-il alors fait? A-t-il songé à abandonner le journalisme politique? Non, car il aime ça plus que tout. Alors? Il s’est carrément lancé dans un nouveau champ d’exploration pour lui, histoire de continuer à faire bouillonner ses idées. Et il a porté son choix sur la philosophie, en se posant la question originelle «Qu’est-ce que l’être humain?».
Il s’y est lancé au galop comme un poulain qui découvre les joies de sauter et de courir dans l’herbe. Il a dévoré tout ce qui se rapportait au sujet, est tombé amoureux des Anciens et des Modernes, a parcouru les économistes d’Adam Smith à Robert Schiller, est devenu capable de citer tant Coleridge que Stendhal, et a enquêté sur la neuroscience, tout en continuant ses chroniques politiques. Trois années durant, il a consacré chaque minute de liberté à cette nouvelle passion. «Avant, je jouais au golf. Plus maintenant. Je me plonge dans tout ça dès que je ne travaille plus et que je ne suis plus en famille», a-t-il expliqué.
Résultat : un livre qui vient de sortir chez Random House, intitulé The Social animal – The hidden sources of love, character, and achievement. De quoi s’agit-il? De sa nouvelle façon de voir les autres, qui peut se résumer comme suit : nous sommes, vous et moi, largement déterminés par notre inconscient, et en particulier par un phénomène méconnu, le limerence. Tout ce que nous faisons dans la vie, tout ce que nous ressentons, tout ce que nous pensons, est en grande partie le fruit de flux neuronaux provenant de notre insconscient. Du coup, nous agissons et réagissons à certaines choses sans savoir pourquoi, tout simplement parce que les informations ont circulé en contournant les circuits de notre conscience et ont été traitées de la même manière.
Les exemples sont foison. Pour n’en prendre qu’un, je vais vous poser une question : «Vous souvenez-vous avoir récemment pris le volant et avoir sursauté en réalisant tout à coup que vous étiez arrivé là où vous le vouliez, sans vous souvenir vraiment du trajet emprunté?» Tout s’est déroulé comme dans un rêve, vous étiez plongé dans vos pensées ou dans une émission de radio captivante, et des minutes durant vous avez conduit sans anicroche. Pas vrai?
L’explication est fort simple : non, vous ne vous êtes pas endormi au volant, et non, vous ne vous êtes pas mis en danger en «oubliant» de conduire avec vigilance. En fait, vous vous êtes alors tellement senti en confiance que votre cerveau s’est mis de lui-même en pilote automatique, et a confié à votre inconscient la charge de conduire la voiture. Vous étiez alors tout aussi en sécurité que si vous étiez concentré sur votre conduite, car au moindre incident, le cerveau aurait fait appel à votre conscience, plus à même d’analyser adéquatement des données imprévues.
«Des sensations mentales surviennent ainsi en nous», résume David Brooks. Et elles se traduisent par des émotions, qui ont toutes un point en commun, selon lui : le limerence. Il s’agit, à l’origine, d’un néologisme inventé en 1977 par la psychologue Dorothy Tennov désignant l’état dans lequel nous sommes quand on est amoureux. À la différence de quand on aime, quand on est amoureux, on s’attend à une réciprocité avec l’être aimé. M. Brooks a repris ce terme pour lui donner une plus grande envergure, considérant que le limerence correspond au besoin fondamental de l’être humain d’être en phase avec les autres. Oui, nous avons tous besoin de «connection, d’amitié, d’amour», et sommes donc tous pris dans ce qu’il appelle «un ruban de Möbius de la solitude» dont on cherche en vain à s’extraire.
Ainsi, quand deux personnes ont une discussion passionnante, vous remarquerez qu’elles se mettent à respirer au même rythme. Rire avec une autre personne procure une joie ineffable. Ou encore, mitrailler l’ennemi à l’unisson avec ses compagnons de troupe procure un sentiment d’harmonie inimaginable. Tout cela revient à une même chose, le limerence, selon l’auteur de The Social animal.
À quoi cette découverte peut-elle bien servir? Surtout à voir les autres – et soi-même – autrement, et donc à œuvrer d’une toute nouvelle manière avec autrui. Attention, il est bel et bien question d’une bombe, y compris en matière de management!
David Brooks en donne de magnifiques illustrations dans le post de son blogue de lundi dernier. «Quand nous éduquons nos enfants, nous sommes bons pour leur donner des notes et évaluer leurs capacités avec des tests chiffrés. Mais dès qu’il s’agit d’aborder des choses vraiment importantes, comme l’évolution harmonieuse de leur personnalité, nous ne savons plus comment nous y prendre», a-t-il écrit.
Cela découle en partie du fait que nous distinguons raison et émotion, d’après le blogueur. Une erreur, car les deux interviennent lorsque nous prenons une décision, comme le montrent les plus récents développements en neurosicence. De manière plus large, nous avons le malheureux réflexe de segmenter ce qui ne devrait pas l’être : «Quand nous regardons la société dans laquelle nous évoluons, notre regard a tendance à la diviser en différentes catégories au lieu de l’aborder dans son ensemble, poursuit-il. Nous simplifions, et appuyons donc nos réflexions sur de mauvaises bases. Il est faux de croire que nous sommes des «créatures divisées». Non, nous ne sommes pas des individus qui nouent des liens entre eux, mais des animaux sociaux profondément interpénétrés les uns dans les autres.»
La nuance est de taille. Je vous suggère une petite expérience pour bien la saisir… Vous êtes-vous vraiment demandé pourquoi tel collègue vous sort par les trous de nez? Non, vous vous êtes probablement dit que vous ne l’aimiez pas, que vous n’aviez pas d’atomes crochus avec lui, et c’est tout. Et peut-être même que vous pouviez très bien vivre sans lui et évoluer dans votre carrière sans son appui. Mais voilà, vous feriez mieux de vous attarder à la véritable raison de votre désamour : jalousie? rivalité? etc. Si vous y pensiez un peu plus en profondeur, vous chercheriez les points communs entre vous et lui. Vous pourriez même tenter de vous regarder tous les deux comme faisant partir d’un tout, d’une équipe qui se doit d’être unie pour exceller véritablement. Ensemble, ne seriez-vous pas plus fort? Ou du moins un peu plus heureux au travail?
Vous venez de découvrir ce que David Brooks dénomme le «Nouvel Humanisme»…
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