BLOGUE. Le propre des leaders est de prendre des décisions sans avoir tous les éléments en mains pour être assuré de faire le bon choix. Pas vrai? Vous comme moi, il vous arrive de trancher, même si vous savez que vous avez une connaissance limitée du type de problème rencontré, des travers qui influencent votre décision, ou bien ne serait-ce que des données insuffisantes pour choisir entre les différentes options.
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Certains se basent alors sur leur expérience pour trouver la meilleure solution. D’autres, sur leur intuition. D’autres encore, sur la chance (pile ou face). Que sais-je? Mais, tous ont en tête qu’une grande part de hasard entre ainsi en jeu, ce que les uns et les autres ne vivent pas de la même façon : ceux qui ont naturellement le goût du risque aiment, voire recherchent, ce genre de situation riche en poussées d’adrénaline, alors que les autres en perdent le sommeil.
La bonne nouvelle du jour : il y a moyen de réduire la part de hasard dans les décisions que l’on doit prendre au quotidien. Comment? En appliquant une méthode inspirée d’une étude intitulée A testable theory of imperfect perception, signée par deux économistes de la New York University, Andrew Caplin et Daniel Martin.
Regardons tout d’abord de quoi il s’agit… Les deux chercheurs américains se sont penchés sur le domaine de la prise de décision, fertile en théories en tous genres qui veulent toutes, ou presque, que nos choix soient les plus rationnels possibles, mais qui butent sur un écueil ennuyant, le fait que nous ne pouvons, en pratique, jamais faire le choix optimal, car nous souffrons tous de «perceptions imparfaites». Eh oui, notre mémoire, par exemple, nous joue parfois des tours, au point de nous faire croire dur comme fer à des vérités qui n’en sont pas, ou bien nos capacités intellectuelles limitées ne nous permettent pas de tenir rigoureusement compte de toutes les données nécessaires pour trouver la bonne solution au problème rencontré.
Ils se sont demandés s’il était possible d’intégrer cette déficience typiquement humaine dans les différentes théories sur la prise de décision en vigueur actuellement. Une déficience qui se traduit sur le plan mathématique par l’insertion dans les calculs de variables aléatoires. Soit une approche stochastique.
Stochastique? Un terme qui peut faire peur a priori, mais qui signifie tout bonnement l’étude de l’évolution d’une variable aléatoire. Pour faire simple, on peut dire que de nombreuses sciences utilisent des observations en fonction, par exemple, de la variable du temps. Dans les cas les plus simples, ces observations se traduisent par une courbe bien définie. Mais dans d’autres cas, il se peut que les informations dont on dispose sur l’objet étudié manquent de précision au fil du temps, si bien qu’il faut alors introduire des probabilités. Dans ce cas-là, nous sommes face à l’évolution d’une variable aléatoire, et donc à la stochastique.
La question est par conséquent de savoir si l’on peut mettre au point un nouveau modèle de prise de décision, qui tient compte de nos déficiences. Un modèle, bien entendu, efficace. Pour cela, les deux chercheurs ont, dans un premier temps, inséré la notion de variabilité dans certains calculs récurrents dans la plupart des théories de la prise de décision. Et ils ont regardé si cette «greffe» prenait, ou pas. Résultat, sur le plan purement mathématique : oui, ça marche. Et – ô surprise! –, ça fait mieux que marcher, ça donne même une piste d’amélioration dans nos prises de décision...
Laquelle? Les calculs de MM. Caplin et Martin ne fonctionnent bien qu’à condition que les choix disponibles ne soient pas «améliorables». Cela veut dire que la liste des choix possibles est utilisable pourvu qu’il n’y ait pas dedans deux choix équivalents ou inférieurs.
Que penser de cette restriction? Eh bien, l’air de rien, c'est là que réside tout l'intérêt de cette étude, de mon point de vue. En effet, en matière de stochastique, la difficulté réside dans le fait que plus le flou est grand, plus le nombre de résultats possibles au problème est grand, voire, en théorie, infini. Un processus stochastique ne permet donc jamais de représenter parfaitement la réalité. Mais si l’on affine la qualité des données de départ, comme le suggèrent les deux chercheurs, ça change tout !
Pour bien comprendre pourquoi, il suffit de prendre un exemple. MM. Caplin et Martin évoquent une technique pour évoluer dans le flou, qui consiste à dresser par écrit la liste des choix qui s’offrent à nous. Et ils ont l'intuition que, mieux encore, serait de rédiger cette liste en commençant par les meilleurs choix possibles. Mais est-ce réaliste de procéder de la sorte?
Pour le savoir, ils ont demandé à 36 personnes de se prêter à une petite expérience. Il s’agissait de répondre à 12 questions à choix multiples (QCM) correspondant à trois calculs mentaux simples mais fastidieux à faire, desquels il fallait indiquer le résultat le plus élevé. Concrètement, les personnes devaient survoler les calculs à faire pour évaluer lequel des trois pouvait donner le résultat le plus élevé, et donc répondre «un peu au hasard».
Trois groupes de personnes ont été composés : un qui a eu pour information que la probabilité des trois calculs d’être le résultat le plus élevé était de 33% ; un autre, que la probabilité était plus forte pour le premier (40%, 30%, 30%) ; et un autre, que celle-ci était encore plus forte (46%, 27%, 27%). Des informations inutiles car les calculs étaient distribués au hasard…
Résultat? Les trois groupes ont affiché la même performance, en faisant le meilleur choix dans 54% des cas, signe qu’ils ne se sont pas contentés de répondre totalement au hasard. Cela étant, une différence est apparue : dans le premier groupe, le premier calcul présenté dans la liste a récolté 32% des réponses ; dans le deuxième, 57% ; et dans le troisième, 70%. Comme quoi, les personnes ont eu tendance à suivre les conseils prodigués.
Que peut-on déduire de cette expérience? À mon avis, que, vous comme moi, nous agissons à peu près de la même manière quand nous sommes confrontés à une situation complexe, et ce de manière intuitive :
1. Nous évaluons la situation, même si celle-ci dépasse nos capacités ou nos connaissances;
2. Nous hiérarchisons les options qui s’offrent alors à nous;
3. Nous agissons en conséquence, en prenant la décision qui nous paraît la plus rationnelle. Pas vrai?
Cette méthode nous permet de réduire la part de hasard dans nos choix complexes. Elle peut se résumer, comme le proposent les deux chercheurs, par l’élaboration d’une liste raisonnée des possibilités que l’on a. Pour ma part, j'irais un peu plus loin en en revenant, une fois de plus, au jeu d’échecs...
Ce jeu est si complexe que le cerveau humain est incapable de faire tous les calculs nécessaires pour identifier le meilleur coups à jouer. Par conséquent, les joueurs de haut niveau ne sont pas ceux qui ont une grande capacité de calcul mental, mais plutôt ceux qui savent évaluer la situation d’un coup d’œil, repérer la faille dans la position adverse (ou dans la sienne), et agir en conséquence, après avoir hiérarchisé les deux ou trois options les plus prometteuses.
Difficile à croire? Une anecdote échiquéenne l’illustre à merveille… En 1978, le titre mondial se disputait entre deux Russes, Anatoli Karpov et Viktor Kortchnoï. Dans une partie, le premier a pris très peu de temps pour jouer un coup extraordinaire, un sacrifice de cavalier d’une audace inouïe qui a déstabilisé son adversaire au point de perdre. Les experts du monde entier se sont alors mis à analyser ce coup incroyable, durant des mois et des mois, pour voir s’il était effectivement un coup de génie ou une bévue qui a tourné à l’avantage de son auteur. Et ils ont conclu que le coup était bel et bien génial. Des années durant, Karpov est resté muet sur ce coup. Mais un jour, il a fini par dévoiler son secret. Quand il a sacrifié son cavalier, il n’a rien calculé du tout, il a abordé la situation d’une autre manière, rarissime aux échecs : il a regardé le dessin formé par les pièces sur l’échiquier et estimé que ce dessin serait encore plus harmonieux si son cavalier allait sur la case en question. Et il l’a fait sans broncher! De la poésie pure…
Maintenant, à vous de jouer!
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