BLOGUE. A priori, une entreprise à tout intérêt à débaucher le type génial qui fait des étincelles chez son concurrent. Cela privera ce dernier d’une ressource vitale. Et cela lui permettra d’accentuer son avance, ou bien de reprendre la tête de la course. Mais voilà, tout cela n’est que théorique…
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J’ai mis la main sur une étude de Jasjit Singh, professeur de stratégie à l’Insead, et d’Ajay K. Agrawal, chercheur en innovation à la Rotman School of Management de l’University of Toronto, laquelle indique qu’il y a un fossé sur ce plan entre la théorie et la pratique. La réalité est que les entreprises, dans leur grande majorité, négligent complètement d’exploiter les connaissances des nouvelles recrues, y compris quand celles-ci sont des personnes très talentueuses!
Ainsi, personne ne doute du fait que pour briller, les entreprises ont besoin d’innover. Innover avec ses produits et services, avec son marketing, avec sa gestion du personnel, avec tout ce qu’on veut. Et une bonne façon d’y parvenir consiste à recruter des personnes qui bouillonnent d’idées, surtout lorsque celles-ci leur ont permis de dynamiser les affaires d’une autre entreprise. Ces personnes ont déjà fait leurs preuves, il n’y a donc pas de raison qu’elles ne continuent pas de performer chez leur nouvel employeur. D’autant plus que nombre d’études en économie attestent du fait que la mobilité deu personnel favorise le brassage des idées, à l’image de celle d’AnnaLee Saxenian, à l’époque de Harvard, qui a montré en 1994 que le débauchage des meilleurs employés par des concurrents était ce qui avait permis à la Silicon Valley de connaître un essor spectaculaire au début des années 1990.
Le hic? Les entreprises ne sont pas assez à l’écoute de leurs nouvelles recrues. MM. Singh et Agrawal ont, en effet, étudié de près des données intéressantes à cet égard. Par exemple, ils ont regardé les brevets déposés par un grand nombre d’entreprises et remonté à la source de ces inventions, en particulier les inventeurs et leur cursus professionnel. Puis, ils ont «mixé» ces données avec différents calculs économétriques pour estimer dans quelle mesure les inventions découlaient des connaissances préalables de l’inventeur. Ils ont alors découvert que le fait d’embaucher une personne de talent se traduisait en général par un bond du nombre de brevets déposés, un bond évalué à 202%. Impressionnant, non?
Mais attention, les deux chercheurs ont affiné leurs calculs pour découvrir qu’il fallait nuancer ce résultat brut. En réalité, le tiers seulement de ce bond résulte du travail des nouvelles recrues. Et la moitié des inventions de ces dernières découlent d’idées totalement nouvelles, venues après leur embauche, et donc sans lien direct avec leurs trouvailles faites chez leur précédent employeur.
Ils ont fouillé plus en profondeur, et en sont arrivés à une autre découverte, plus surprenante encore : ce sont les recrues qui tirent le plus de bénéfices de leur embauche, pas les entreprises elles-mêmes! Elles se mettent en effet à cotoyer de nouveaux collègues, et donc de nouvelles idées, à partir desquelles leur créativité s’oriente vers des voies inédites. L’inverse se produit plus rarement : les employés en place cherchent plus à faire l’étalage de leurs connaissances aux «petits nouveaux», tout brillants soient-ils, qu’à essayer d’apprendre des choses d’eux.
Se pose donc la question suivante : à quoi sert de recruter un prodige, dans ces conditions? C’est là que MM. Singh et Agrawal ont un trait de génie, à mon avis. Dans leur étude, ils lancent un avertissement aux leaders qui sauteraient trop vite à certaines conclusions. Non, disent-ils, n’allez pas croire qu’il suffit de décider d’accorder davantage d’attention aux nouvelles recrues ou d’organiser des réunions de debriefing pour tirer tout ce qu’il est possible de tirer de leurs connaissances passées. Car ce genre de décision… a un coût!
Oui, un coût qu’il faut absolument estimer avant de se lancer dans de telles opérations de debriefing. Cela demande davantage de coordination pour bien faire circuler à l’interne les nouvelles idées ainsi acquises, davantage de temps à consacrer aux recrues, etc. Le gain potentiel en vaut-il la peine? Oui? Non?
De surcroît, les nouvelles connaissances ne risquent-elles pas de semer la pagaille, en remettant en cause des travaux déjà amorcés? Voire en mettant sur la glace des projets qui étaient pourtant très prometteurs. «Les leaders ne devraient se lancer dans un tel processus de partage de l’information que s’ils sont certains que celle-ci va dans le même sens que l’orientation déjà donnée aux employés», soulignent-ils.
On le voit bien, le partage de telles connaissances ne va pas sans risque ni sans coût. Mais, nombre de leaders feraient tout de même bien de ne pas écarter celles-ci systématiquement. Qui sait, peut-être que le petit jeune boutonneux que vous venez de recruter est le Steve Jobs de demain, et que vous vous mordrez les doigts dans quelques années de ne pas l’avoir assez écouté, lui et ses drôles d’idées…
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