BLOGUE. N’avez-vous jamais entendu autour de vous des collègues qui se plaignent d’avoir du talent, mais jamais la chance de l’exprimer? Et n’avez-vous pas remarqué ceux-ci dépérir tout doucement, comme une plante manquant d’eau et de soleil? Si, bien sûr que si, et vous en avez d’ailleurs encore des remords, car il aurait peut-être fallu d’un rien pour les voir grandir et resplendir.
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Comment de tels drames peuvent-ils se produire? Et se répéter tant de fois? La faute à la haute direction? À l’incompétence des cadres? À l’indifférence générale? Voire à vous-même? Impossible à dire, ça va de soi, car chaque cas est particulier. Toutefois, il convient de revenir sur la prémisse de ce raisonnement, à savoir que la personne en question avait du talent. En avait-elle véritablement? Et si oui, comment se fait-il qu’elle n’ait jamais réussi à le montrer aux autres? Curieux, n’est-ce pas…
Car les personnes talentueuses, vraiment talentueuses, s’en sortent toujours mieux que les autres. Et ça, je peux l’affirmer sans broncher parce que je m’appuie sur une étude qui vient de sortir sur ce sujet, une étude signée par deux chercheurs de l’University of Chicago, Thomas Miles et Steven Levitt (oui, oui, nul autre que celui qui cosigne la série d’analyses économiques Freakonomics avec Stephen Dubner!).
Ainsi, MM. Miles et Levitt se sont demandés si le poker était, dans le fond, un jeu de hasard ou bien un jeu qui tourne systématiquement à l’avantage des plus talentueux. Ce questionnement leur est venu à l’esprit parce qu’en 2006 est entré en vigueur chez nos voisins du Sud une loi entravant le jeu de poker en ligne, sous le prétexte qu’il s’agissait d’un jeu de hasard qui tournait plus à l’avantage des firmes gérant ces sites Web qu’à celui des joueurs.
Les deux chercheurs américains ont eu accès – c’est une première – à une foule d’informations sur tous les participants aux Séries mondiales de poker de 2010. Ces dernières représentent 57 tournois de poker qui se sont déroulés durant l’été à Las Vegas (Nevada). Elles ont attiré quelque 32 000 joueurs, les gagnants s’étant partagés un total de 185 millions de dollars américains, le Tournoi final (Main Event) ayant permis au vainqueur – le Québécois Jonathan Duhamel – d’empocher la coquette somme de 9 millions de dollars (le 4e plus gros gain de l’Histoire du Main Event).
Chaque tournoi se déroule de la même manière. Les joueurs payent un droit d’entrée, qui peut varier entre 1 000 et 50 000 dollars. N’importe qui peut s’inscrire, tant qu’il paye son droit d’entrée. Chacun reçoit alors un nombre prédéterminé de jetons et se voit attribuer une place au hasard à l’une des tables de jeu. Un joueur reste dans le tournoi tant qu’il a des jetons ; au moment où il n’en a plus, il est éliminé. Le dernier joueur à avoir des jetons est déclaré vainqueur du tournoi et reçoit un bracelet de champion du monde de poker. Les autres joueurs sont ensuite classés en fonction de la durée de leur survie dans le tournoi. La plupart des tournois de la Série mondiale durent deux ou trois jours, l’exception notable étant le Tournoi final, qui lui s’étale sur deux semaines.
Environ 90% des participants à un tournoi de la Série mondiale n’empochent aucun gain, et enregistrent donc une perte équivalente à leur droit d’entrée. De manière générale, celui qui finit à la 200e place reçoit une somme d’en moyenne 2 700 dollars, celui à la 100e place, 3 000 dollars, et le vainqueur, 571 000 dollars.
On pourrait croire a priori que de tels gains sont le fruit du hasard, vu qu’il s’agit d’un jeu de cartes. Parfois, on a un bon jeu entre les mains, parfois un mauvais; c’est le hasard qui le détermine. Mais ce qui fait toute la différence, c’est une notion propre au poker, le bluff. Le bluff? Il s’agit d’une technique consistant à jouer comme si l'on avait un jeu différent de celui détenu en réalité. Il existe deux types de bluffs :
• Le bluff psychologique joue sur un coup particulier. En affichant une ligne de jeu irrationnelle, le bluffeur peut induire les adversaires en erreur et les pousser à la faute. Il peut être parfois intéressant de faire croire à un jeu plus faible qu'en réalité (type de bluff appelé slowplay au poker).
• Le bluff rationnel s'insère, lui, dans une stratégie globale. En affichant volontairement un comportement parfois erratique, le bluffeur entretient l'incertitude des adversaires et les empêche d'analyser de manière précise ses lignes de jeu.
On le voit bien, un joueur qui a de mauvaises cartes en main peut faire croire aux autres qu’il détient, au contraire, un jeu excellent, si bien qu’ils vont finir par abandonner d’eux-mêmes les mises avancées sur la table. Un bon bluffeur peut donc déjouer le sort, et gagner là où il aurait normalement dû perdre.
Pour y voir plus clair, MM. Miles et Levitt ont trié toutes les données sur les joueurs des Séries mondiales pour déterminer ceux qui étaient les plus talentueux. Pour cela, ils se sont basés sur le palmarès des Séries mondiales de l’année 2009, ainsi que sur d’autres, comme ceux établis par les magazines spécialisés Bluff et Card Player, ou encore par le site Web PokerPages.com. Et ils ont comparé les résultats des plus talentueux – soit 720 joueurs – à ceux des autres, en 2010.
Résultat ? Les 720 meilleurs joueurs de poker du monde ont enregistré lors des Séries mondiales de 2010 un rendement sur l’investissement d’en moyenne 30,5%, lequel s’est traduit par un gain individuel moyen de 1 200 dollars par tournoi. En revanche, les autres ont accusé un rendement négatif sur l’investissement d’en moyenne 15,6%, soit une perte individuelle moyenne de 400 dollars par tournoi. «Cet écart de rendements est hautement significatif d’un point de vue statistique», soulignent les deux chercheurs de l’University of Chicago.
D’où l’imparrable conclusion que j’énonçais plus tôt : les personnes talentueuses, vraiment talentueuses, s’en sortent toujours mieux que les autres. Laquelle me fait songer à ce que vous auriez pu dire à ce collègue si talentueux, paraît-il : «L’homme ordinaire ne se préoccupe que de passer le temps, l’homme de talent, que de l’employer». Une pensée d’Arthur Schopenhauer, extraite de ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie…
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