BLOGUE. Sur la scène, rien. De l'obscurité émerge peu à peu une silhouette, celle d'une statue translucide rappelant celle de Dyonisos exposée au Louvre. Et à l'intérieur de celle-ci, de petits points noirs mobiles, frénétiques. Ce sont des abeilles, des milliers d'abeilles qui vrombissent à tout rompre.
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Une voix s'élève alors du néant. Une voix grave, posée, calme et sereine. Une voix qui appelle à la méditation. Elle parle de la mort, mais de la mort qui n'est que recommencement, que décomposition d'atomes agglomérés pour se recomposer en une nouvelle forme du vivant. Elle envoûte, et l'on se laisse porter par le fil des idées…
J'étais là. Assis par hasard juste à côté de Michel Onfray, l'auteur de ce texte poétique, La Sagesse des abeilles, mis en scène cette semaine à l'Usine C de Montréal par Jean Lambert-wild. Michel Onfray? Il s'agit d'un philosophe français hors norme, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages, dont une récente biographie d'Albert Camus, et directeur de l'Université populaire de Caen, où il fait découvrir à quiconque s'y intéresse la vie et les idées des philosophes oubliés.
J'étais là, donc, l'âme étrangement plongée dans celle de mon voisin, absorbé par ce qu'il m'apprenait de la sagesse que l'on pouvait tirer de l'observation des abeilles…
«Les poètes, les écrivains aussi, les philosophes également, puis les paysans quand ils parlent disent de l'abeille : qu'elle est sobre, qu'elle mange peu, qu'elle s'abstient de viande, qu'elle ne se pose jamais sur une chair animale, qu'elle ne mange rien de cuit.
«Puis ils ajoutent : qu'elle travaille tout le temps, qu'elle ne se repose jamais, qu'elle est tout à sa tâche, l'une à cueillir le pollen, l'autre à chercher l'eau, la troisième à lisser et aligner les rayons.
«Ils disent : qu'elle déteste les paresseux, qu'elle chasse les frelons oisifs, qu'elle est propre, qu'elle ne supporte pas la puanteur, qu'elle aime par-dessus tout les bonnes odeurs, mais qu'elle pique les hommes trop parfumés.
«On dit : qu'elles partent au travail ensemble, qu'elles s'endorment ensemble, après que l'une d'entre elles eut fait le tour de la ruche, signalé que tout allait bien, et donné le signe du repos. (…)
«Il se dit enfin : qu'elle a le sens du bien commun, qu'elle est disciplinée, qu'elle a le sens de l'économie, qu'elle chasse les prodigues, les paresseuses, les lâches, qu'elle est sociable, que, comme l'aigle, elle n'aime pas la solitude. (…)
«On dit également : qu'elles sont enchaînées à leur destin, qu'elles y obéissent aveuglément, qu'elles ne savent rien faire d'autre, qu'elles sont liées à la fatalité. (…)
«Le bipède se croit libre, et ne l'est pas; l'abeille se croit libre, et ne l'est pas; le plus libre des deux n'est pas qui l'on croit… (…)
«N'être pas libre n'est rien, savoir qu'on ne l'est pas est pire.
«L'homme est un animal inférieur, car il se croit supérieur.
«L'aveugle abeille porte plus de sagesse que l'homme qui voit, mais qui voit qu'il ne peut rien voir d'autre.
«L'abeille est sagesse, mais ne le sait pas : ce qui est sagesse supérieur.»
Chaque phrase semblait enlacer la statue aux abeilles éclairée de mille jeux de lumières, puis venir lentement chercher les spectateurs, de son bras souple et interminable. À petits coups d'idées, simples ou complexes. «L'abeille nous donne une leçon qu'il faut entendre, comprendre et vivre : le libre arbitre n'existe pas, un élan vital nous pousse à agir comme nous le faisons. L'abeille obéit à ce qui la fait être comme elle est, et il en va de même pour nous», a dit Michel Onfray, à la fin de la représentation.
Par conséquent, tout comme l'abeille, nous sommes de petits ouvriers qui travaillent tout le temps, spécialisés dans une même tâche (l'un cueille le "pollen", l'autre cherche "l'eau"). Nous sommes «disciplinés» et avons «le sens de l'économie». Nous sommes «enchaînés à (notre) destin» et «y (obéissons) aveuglément». La question saute aux yeux : sommes-nous voués à une existence déprimante et désespérante? Car, contrairement à l'abeille, nous avons ce "supplément d'âme" qui nous permet de prendre conscience de notre destin, surtout lorsque celui-ci est glauque.
Pas du tout! «La sagesse consiste à savoir que, comme l'abeille, nous sommes un fragment du cosmos. Nous ne sommes que ça, de la poussière d'étoiles, une agglomération d'atomes appelée à se dissoudre, une fois la mort venue. Il convient donc de comprendre cette vérité, puis de l'accepter, et enfin de la vouloir pour en tirer de la joie, pour ne pas dire du bonheur», a-t-il ajouté.
La voix poursuit, sur scène…
«L'homme sait : qu'il n'est qu'un fragment de nécessité, comme l'abeille; qu'il n'a pas de liberté, comme l'abeille; qu'il obéit à son destin, comme l'abeille; qu'il n'a rien choisi, comme l'abeille; qu'il ne choisira jamais rien, comme l'abeille; qu'il est de toute éternité un morceau aveugle du cosmos, comme l'abeille; qu'il est poussière de planète, comme l'abeille.
«Voilà la première leçon. (…)
«L'homme veut ce qu'il sait.
«Dès lors : Il veut être un fragment de nécessité, comme l'abeille; il veut n'avoir pas de liberté, comme l'abeille; il veut obéir à son destin, comme l'abeille; il veut ne rien choisir, comme l'abeille; il veut ne choisir jamais rien, comme l'abeille; il veut être de toute éternité un morceau du cosmos, comme l'abeille; il veut être poussière de planète, comme l'abeille.
«Voilà la deuxième leçon. (…)
«L'homme sait, veut ce qu'il sait et aime ce qu'il veut.
«Ainsi : il aime et jouit d'être un fragment de nécessité, comme l'abeille; il aime et jouit de n'avoir pas de liberté, comme l'abeille; il aime et jouit d'obéir à son destin, comme l'abeille; il aime et jouit de ne rien choisir, comme l'abeille; il aime et jouit de ne choisir jamais rien, comme l'abeille; il aime et jouit d'être de toute éternité un morceau du cosmos, comme l'abeille; il aime et jouit d'être poussière de planète, comme l'abeille.
«Voilà la troisième leçon.»
Trois leçons? Oui, trois leçons de vie inspirées de Démocrite :
1. Savoir. C'est-à-dire savoir que nous ne sommes que «des fragments de volonté de puissance», des êtres poussés et motivés par un élan vital plus fort que nous.
2. Vouloir ce que l'on sait. C'est-à-dire désirer acquérir ce savoir, et tout ce qu'il implique dans notre existence.
3. Aimer ce que l'on veut. C'est-à-dire chérir cette quête du savoir, et réussir à en savourer la moindre parcelle de connaissance qu'elle nous apporte. C'est comme cela que l'on pourra, vous comme moi, apprécier notre vie, aussi "limitée" soit-elle.
La Sagesse des abeilles résume le tout d'une phrase, ou plutôt d'une invitation : «Sachez, voulez, aimez ce destin». Et d'ajouter : «Jubilez d'être au monde».
Maintenant, qui était Démocrite, au juste? Eh bien, il s'agissait d'un contemporain de Platon, d'un philosophe qui était même détesté de Platon, qui avait invité à brûler toutes ses œuvres. Pourquoi cela? Parce que ses idées dérangeaient…
C'est que Démocrite était connu, entre autres, par… son rire! Un rire franc et énorme à propos du ridicule et de la bêtise humaine. «Toute rencontre avec les hommes fournissait à Démocrite matière à rire», a d'ailleurs raconté Juvénal dans ses Satires.
Un exemple : sa rencontre avec le médecin Hippocrate. Ce dernier avait été dépêché par les compatriotes de Démocrite, croyant que ce type qui riait de tout était à moitié fou et avait donc besoin de soins. Mais au lieu de trouver un malade, Hippocrate a découvert un véritable philosophe, qui effectivement s'amusait d'un rien.
«Quelle est la cause de cette joie? Qu'est-ce qui vous fait rire, ainsi?», lui a demandé le médecin. Après un temps de réflexion, Démocrite s'est lancé dans un discours fabuleux sur les bizarreries et les vanités de l'être humain : nous courons sans cesse après des leurres, nous échafaudons projet après projet sans jamais rien mener à bien, nous rivalisons d'ambition, etc.
«Je voudrais, continua Démocrite selon Hippocrate, que l'Univers entier se dévoilât tout d'un coup à nos yeux. Qu'y verrions-nous? Que des hommes faibles, légers, inquiets, passionnés pour des bagatelles, pour des grains de sable ; que des inclinations basses et ridicules, qu'on masque du nom de vertu; que de petits intérêts, des démêlés de famille, des négociations pleines de tromperie, dont on se félicite en secret et qu'on n'oserait produire au grand jour; que des liaisons formées par hasard, des ressemblances de goût qui passent pour une suite de réflexions; que des choses que notre faiblesse, notre extrême ignorance nous portent à regarder comme belles, héroïques, éclatantes, quoiqu'au fond elle ne soient dignes que de mépris! Et après cela, nous cesserions de rire des hommes, de nous moquer de leur prétendue sagesse et de tout ce qu'ils vantent si fort.»
Après examen, Hippocrate déclara Démocrite «sage entre les sages, seul capable d’assagir les hommes».
«La Sagesse des abeilles luit du miel de Démocrite. Elle est une invitation à rire comme lui de nos défauts et de ceux de la société, plutôt que d'en pleurer. Elle propose la voie de l'hédonisme, comme alternative à la mélancolie. D'un hédonisme qui offre un plaisir fin, subtil, élégant : celui, suprême, de l’autonomie», m'a confié mon voisin à la toute fin.
À vous, donc, tirer partie de ce sage enseignement, en particulier au travail. Il vous appartient, dans le fond, de voir le bon côté des choses, plutôt que le mauvais. De rire sous cape de la bêtise et des vanités de vos collègues, et d'ainsi découvrir vos propres bêtise et vanités. Puis, d'arrêter de vous laisser tromper par le Faux pour ne plus jurer que par le Vrai. Si cela vous chante, bien entendu…
En passant, Démocrite a aussi dit : «La conscience a été donnée à l'homme pour transformer la tragédie de la vie en une comédie».
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