Ça paraît une évidence : quiconque entend comprendre autrui doit réussir à se mettre à sa place, à voir avec ses yeux à lui, à vibrer avec son cœur à lui. Autrement dit, il convient de faire preuve d’empathie. Ce que se doit de faire tout manager qui se respecte, à l’égard de chacun des membres de son équipe, n’est-ce pas ?
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Mais voilà, avez-vous déjà remarqué combien cela semble complexe à réaliser ? Surtout pour les managers ? Ne me donnez pas de nom, bien sûr, mais songez à votre boss actuel, et à celui ou celle qui lui a précédé, et encore à celui ou celle d’avant. Oui, songez-y bien. Et vous verrez ce que je veux dire, je n’en doute pas une seconde.
Comment expliquer un tel manque d’empathie ? Y compris de la part de ceux qui, pourtant, affichaient au départ une telle soif d’œuvrer tous ensemble, unis et efficaces comme les doigts de la main ? Comment se fait-il qu’ils se soient montrés finalement si décevants, c’est-à-dire si égocentriques alors qu’ils envoyaient au début des signes d’ouverture aux autres ? Difficile à dire, pensez-vous sûrement. Comme moi, avant que je ne mette sur une étude lumineuse à ce sujet, intitulée Managerial empathy facilitates egocentric predictions of consumer preferences, et signée par quatre professeurs de marketing : Johannes Hattula, de l’École de commerce de l’Imperial College à Londres (Grande-Bretagne); Walter Herzog, de l’École de management Otto-Beisheim à Vallendar (Allemagne); Darren Dahl, de l’École de commerce Sauder à Vancouver (Canada); et Sven Reinecke, de l’Université de Saint-Gaal (Suisse).
Voici de quoi il s’agit… Les quatre chercheurs ont noté qu’un sondage de PricewaterhouseCoopers (PwC) mené en 2012 auprès de quelque 1 200 PDG oeuvrant dans 60 pays avait mis au jour le fait que 66% de ces hauts-dirigeants considéraient que l’une de leurs plus grandes priorités consistait à se mettre dans la peau des consommateurs. C’est-à-dire qu’ils tenaient par-dessus tout à comprendre ceux à qui ils voulaient vendre un produit ou un service, histoire de répondre au mieux à leurs besoins les plus profonds. Et donc, qu’ils tenaient par-dessus tout à faire preuve d’empathie, car de cette vertu dépendait, d’après eux, leur succès en affaires dans les prochaines années.
Bien. Mais, y parviennent-ils réellement ? Telle a été l’interrogation qui est venue à l’esprit des quatre professeurs en marketing. Pour s’en faire une idée, ils ont décidé de procéder à quatre expériences, dont voici un exemple…
Il a été demandé à 233 responsables du marketing de s’imaginer qu’ils allaient piloter une réunion au sommet du fabricant de montres Rolex. L’objet de la réunion : trancher entre deux publicités télévisées – l’une liée à l’univers du golf, l’autre à celui de la voile –, sachant que de ce choix dépendait l’avenir du fabricant suisse de montres de luxe. Ni plus ni moins.
Fait important à souligner, les participants à l’expérience ont été placés dans des conditions distinctes :
> Incitatif à l’empathie. La moitié des participants ont eu comme consigne de décrire en détails le profil de ce qu’ils pensaient être le client-type de Rolex. Pourquoi ça ? Tout bonnement pour les forcer, à leur insu, à penser par la suite en fonction des consommateurs.
> Aucun incitatif à l’empathie. L’autre moitié des participants n’ont eu aucune consigne à cet égard. Ils n’ont donc reçu aucun incitatif particulier à se montrer empathique envers les consommateurs.
Puis, tous les participants ont eu les résultats d’une étude sur le comportement d’un groupe test de clients de Rolex par rapport à ces deux publicités télévisées. Chacun devait prendre le temps de la consulter, avant de trancher et d’indiquer le message publicitaire sur lequel il fallait tout miser.
Résultat ? Asseyez-vous bien, parce que vous risquez de tomber de votre chaise :
➢ La quête de l’empathie mène à l’égocentrisme. Plus les participants cherchaient à se montrer empathiques, moins ils tenaient compte des préférences des consommateurs dans leur décision. Et en particulier, des données issues de l’étude de marché. Qu’est-ce à dire, au juste ? Eh bien, qu’à force de vouloir penser comme pense le client-type, les participants incités à l’empathie se sont mis à penser non pas en fonction d’autrui, mais en fonction… d’eux-mêmes ! Et ont donc, de la sorte, accru leur égocentrisme !!!
Comment expliquer un tel mystère ? Les quatre chercheurs ont bien sûr cherché à tout prix une réponse. Et ils l’ont fort heureusement dénichée :
➢ Une quête plus complexe qu’on ne croit. Lorsque les participants incités à l’empathie ont tenté de se mettre à la place du client-type, ils ont, en vérité, juste réussi à s’imaginer eux-mêmes à la place de l’autre. C’est-à-dire qu’ils se sont mis mentalement dans les souliers du client-type, mais ce faisant, sont restés eux-mêmes, avec leurs pensées et croyances, s’imaginant – à tort – dans la peau d’un autre. Subtil, n’est-ce pas ? C’est que l’exercice est on ne peut plus complexe pour notre cerveau : voir comme voit autrui, ou encore vibrer comme vibre autrui, c’est beaucoup plus difficile qu’il y paraît. Ça demande d’effacer notre personnalité, ce qui est loin d’être chose aisée.
Cela signifie-t-il donc que chercher à faire preuve d’empathie, c’est une sorte de Mission : Impossible ? Que nous sommes irrémédiablement nous-mêmes, et par conséquent dans l’incapacité véritable de se mettre à la place d’autrui, de le comprendre en profondeur ? Non, bien sûr ! Mille fois non ! C’est juste que nous nous y prenons comme des pieds lorsque nous souhaitons user d’empathie. Et c’est là la formidable trouvaille de cette étude de MM. Hattula, Herzog, Dahl et Reinecke. Une dernière expérience leur a en effet permis de découvrir ceci :
> L’intérêt d’être alerté du danger. Il existe un moyen d’atténuer l’effet qui mène à l’égocentrisme lorsqu’on entend faire preuve d’empathie. Et par voie de conséquence, de vraiment faire preuve d’empathie lorsque le besoin s’en fait sentir. Lequel ? C’est très simple, il suffit d’avertir la personne concernée qu’à vouloir se montrer empathique, elle risque de sombrer davantage dans l’égocentrisme. Car une fois prévenue de ce risque, elle veille à ne plus transférer sa propre personnalité dans la peau d’autrui, mais bel et bien à tenir compte des vues et opinions divergentes des siennes qu’a l’autre. Bref, une fois alerté du danger, on s’en prémunit. Automatiquement.
Voilà. C’et aussi simple que ça. D’où le conseil pratique suivant, à l’adresse de tout manager digne de ce nom :
➢ Qui entend – enfin – comprendre ses employés, et donc tirer profit de leurs points de vue, se doit de se mettre dans leur peau, en veillant surtout à ne pas transférer sa propre personnalité dans la peau d’autrui. C’est-à-dire qu’il lui faut se dire : 1) «Comment untel voit-il vraiment les choses ?» ; et 2) «Suis-je là en train de transférer ma propre vision des choses à la sienne ?». Car, ce faisant, il parviendra à se montrer réellement empathique.
En passant, l’écrivain français Michel Tournier a dit dans Vendredi ou les limbes du Pacifique: «Autrui, pièce maîtresse de mon univers».
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