BLOGUE. Quel que soit le poste que vous occupez, je peux affirmer sans me tromper que vous estimez que vous n’avez pas assez de pouvoir. Pas vrai?
Tel projet aurait sûrement abouti si l’on vous avait confié plus de responsabilités ; tel autre irait à vive allure si seulement on vous en donnait la direction ; tel autre encore vous permettrait de supplanter la concurrence si l’on vous accordait les moyens nécessaires pour cela ; etc. Et vous vous dites que, faute de pouvoir, votre talent et votre dynamisme ne vous permettront jamais de briller…
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Mais là, vous vous trompez. Lourdement. C’est ce que j’ai en effet compris d’une conférence surprenante présentée hier à Montréal par Karine Méthot, gestionnaire de projets, du Groupe conseil OSI, dans le cadre des journées «Gestion de projets avancée en TI» du journal Les affaires. Celle-ci était justement intitulée L’art de l’influence : comment faire avancer votre projet quand vous n’avez pas de pouvoir décisionnel…
Ainsi, il convient de regarder la notion de pouvoir d’un œil neuf. Il y a le pouvoir formel, qui découle du poste que vous occupez : il est naturel, par exemple, qu’un chef de projet exerce une certaine autorité sur les membres de son équipe et ait, entre autres, le dernier mot lorsqu’il faut prendre une décision importante, et ce, même s’il doit tout le temps obtenir l’aval de ses supérieurs hiérarchiques. Mais il y a aussi – on l’oublie trop souvent – le pouvoir informel, c’est-à-dire celui qui provient de notre propre capacité à influencer les autres, quels qu’ils soient.
«La vraie clé du pouvoir, c’est de détenir la bonne information au bon moment», a illustré Mme Méthot. Cela signifie que rien n’est plus important, de nos jours, que d’être bien informé, et même de l’être mieux que les autres, si l’on entend avoir un ascendant sur autrui. Si, vous, vous avez une information que les autres n’ont pas, ces derniers prendront sûrement de mauvaises décisions sans votre aide. Et si de surcroît vous la partagez avec ceux qui en ont le plus besoin à un moment crucial, alors votre ascendance peut devenir durable.
Bien entendu, l’idée n’est pas là de vous encourager à faire de la rétention d’information pour votre petit profit, histoire de faire se planter des collègues que vous considérez comme des rivaux, voire votre supérieur hiérarchique, parce que vous ne l’appréciez franchement pas. Pas du tout. Il s’agit au contraire de vous faire comprendre que vous avez plus de pouvoir que vous ne le croyez : une simple information plus ou moins exclusive peut vous permettre de faire toute la différence, surtout si vous évoluez dans un secteur où la concurrence est féroce.
Mieux, il est nullement nécessaire de chercher à avoir des informations exclusives pour avoir de l’influence. Cette dernière peut en effet prendre d’autres formes, pourvu que vous parveniez à «démystifier la Politique», comme l’a recommandé la conférencière. Démystifier la Politique? Cela signifie qu’il ne faut pas avoir peur de se servir de techniques d’influence qui ont fait leur preuve par le passé, à condition de la faire de manière éthique.
Un exemple éclairant : la manipulation… La manipulation consiste grosso modo à orienter les afits et gestes d’une personne dans le sens que l’on souhaite, et ce à son insu. Le manipulateur peut de la sorte donner des informations parfois vraies, parfois trompeuses, pour ne pas dire mensongères, dans l’espoir que la personne qui les reçoit réagir à celles-ci en conséquence. Je vous vois sourciller d’ici. «Quoi? Un éloge des manipulateurs? De ces salauds? Qu’est-ce que c’est que ça?», lancez-vous. Mais attention, la subtilité consiste à ne pas mal agir, mais plutôt à agir avec intelligence…
Je m’explique, ou plutôt je laisse le faire Mme Méthot… La gestionnaire de projets d’OSI estime que l’on peut faire avancer un projet en manipulant les autres habilement, sans que cela ne prête à conséquence. Elle a illustré son propos en racontant qu’un bon truc pour faire débloquer une situation où une décision doit être prise alors que deux camps sont farouchement opposés (avec un peu, voire beaucoup, de mauvaise foi de part et d’autre) peut être… le tirage à pile ou face! Oui, le chef de projet n’a qu’à sortir une pièce et dire simplement que ça va se régler à pile ou face. «Pas de doute que tout le monde va réagir et changer d’attitude», a-t-elle dit. Un magnifique exemple de manipulation par le bluff…
Karine Méthot a néanmoins lancé un avertissement qui me semble fondamental : l’art de l’influence n’est pas à la portée de tout le monde. Il faut des qualités spécifiques, dont la principale est le courage, un immense courage même. Imaginez que vous vous livrez au petit jeu du pile ou face et que les autres s’y plient : il vous faudra appliquer la décision ainsi prise, même si elle ne vous convient pas… Il faut également être quelqu’un de prudent, oui, de très prudent : «Tout pouvoir informel doit être usé avec prudence, sans perdre de vue que l’objectif est d’obtenir les faveurs et la collaboration des autres à long terme», a-t-elle dit, en soulignant le «à long terme».
Cette approche de l'influence me fait terriblement penser à un livre exceptionnel rédigé en 1647, le fameux L’Homme de cour de Baltasar Gracian. Ce jésuite espagnol a su saisir en quelques pensées profondes les êtres humains tels qu’ils sont. En dévoilant les ressorts de la réussite, il console ceux qui se désolent de rester dans l’ombre des grands, et ce, en montrant que ceux qui ont su gravir les échelons de la gloire le doivent souvent plus à leur habileté manœuvrière qu’à leur talent, bref que le monde est dominé par les astucieux et non par les beaux esprits.
Pour s’en convaincre, voici l’un des passages de L’Homme de cour…
«VII. Se bien garder de vaincre son maître.
«Toute supériorité est odieuse ; mais celle d’un sujet sur son prince est toujours folle, ou fatale. L’homme adroit cache des avantages vulgaires, ainsi qu’une femme modeste déguise sa beauté sous un habit négligé. Il se trouvera bien qui voudra céder en bonne fortune, et en belle humeur ; mais personne qui veuille céder en esprit, encore moins un souverain. L’esprit est le roi des attributs, et, par conséquent, chaque offense qu’on lui fait est un crime de lèse-majesté. Les souverains le veulent être en tout ce qui est le plus éminent. Les princes veulent bien être aidés, mais non surpassés. Ceux qui les conseillent doivent parler comme des gens qui les font souvenir de ce qu’ils oubliaient, et non point comme leur enseignant ce qu’ils ne savaient pas. C’est une leçon que nous font les astres qui, bien qu’ils soient les enfants du soleil, et tout brillants, ne paraissent jamais en sa compagnie.»
Pour le plaisir, un autre…
«XXVI. Trouver le faible de chacun.
«C’est l’art de manier les volontés et de faire venir les hommes à son but. Il y va plus d’adresse que de résolution à savoir par où il faut entrer dans l’esprit de chacun. Il n’y a point de volonté qui n’ait sa passion dominante ; et ces passions sont différentes selon la diversité des esprits. Tous les hommes sont idolâtres, les uns de l’honneur, les autres de l’intérêt, et la plupart de leur plaisir. L’habileté est donc de bien connaître ces idoles, pour entrer dans le faible de ceux qui les adorent : c’est comme tenir la clef de la volonté d’autrui. Il faut aller au premier mobile : or ce n’est pas toujours la partie supérieure, le plus souvent c’est l’inférieure ; car, en ce monde, le nombre de ceux qui sont déréglés est bien plus grand que celui des autres. Il faut premièrement connaître le vrai caractère de la personne, et puis lui tâter le pouls, et l’attaquer par sa plus forte passion ; et l’on est assuré par là de gagner la partie.»
Enfin, une dernière pensée de Baltasar Gracian, que je vous laisse le soin de méditer comme il faut : «Le plus court chemin pour devenir grand personnage est de savoir choisir son monde»…
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