Le Québec compte officiellement 354 000 chômeurs, selon les données les plus récentes de l'Institut de la statistique du Québec (ISQ). Mais ce chiffre correspond-il à la réalité du chômage québécois? Il semble bien que non, si l'on en croit une étude détonnante de Marc-André Demers, analyste en statistiques du travail, du même ISQ. En vérité, le Québec compte... près de deux fois plus de chômeurs! Explication.
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Le chômage est l'un des indicateurs économiques du marché du travail les plus utilisés. Des normes internationales permettant de le définir et de l'évaluer ont été adoptées en 1982 par l'Organisation internationale du travail (OIT), afin de pouvoir assurer un suivi précis du marché du travail un peu partout sur la planète.
Cependant, le marché du travail s'est profondément transformé au cours des trois dernières décennies, soit depuis que les normes du chômage ont été établies. Et le Québec n'a évidemment pas échappé à cette évolution.
Un exemple lumineux: l'apparition du travail dit 'atypique' depuis les années 1980. Cette forme d'emploi représente à la fois le travail à temps partiel et le travail indépendant, et ne cesse de gagner en importance (chacun de nous connaît aujourd'hui quelqu'un qui travaille ainsi). «Du coup, les frontières entre emploi, chômage et inactivité présentent de nos jours des 'zones floues' dans lesquelles emploi et chômage ou chômage et inactivité se chevauchent», dit M. Demers dans son étude. Et d'ajouter: «Ces 'zones floues' englobent justement des formes de chômage non traditionnelles, qui concernent des personnes ayant un besoin d'emploi non satisfait».
Un 'besoin d'emploi non satisfait'? Qu'est-ce donc que cela? C'est ce que nous allons voir en détails...«Le concept de chômage, indicateur phare du marché du travail, a pour principal objectif de mesurer le nombre de personnes en situation de non-emploi, à la recherche d'un travail et disponibles pour en occuper un. Toutefois, des réductions de temps de travail, un retour aux études en raison d'une fermeture ou d'un déménagement d'entreprise et le découragement face à l'absence de travail sont toutes de situations qui ne sont pas prises en compte par le chômage traditionnel, même si elles occasionnent pourtant des besoins d'emploi non satisfaits», explique l'analyste de l'ISQ.
Par conséquent, il existe aujourd'hui des formes de chômage qui ne sont pas répertoriées comme telles, parce que les normes établies à la fin du XXe siècle ne correspondent pas à la réalité du travail de ce début de XXIe siècle. Il y a ainsi bel et bien des 'chômeurs oubliés' au Québec, «particulièrement nombreux lors des ralentissements économiques, soit des périodes où le niveau de chômage est élevé», selon M. Demers.
Lors de la 19e Conférence internationale des statisticiens du travail qui s'est tenue à Genève en 2013, une résolution a été adoptée pour distinguer désormais trois groupes de personnes éprouvant un besoin d'emploi non satisfait : les chômeurs; les personnes souhaitant travailler davantage; et la main-d'oeuvre potentielle.
> Chômeurs. Il s'agit des personnes «se cherchant activement un emploi et disponibles pour en occuper un». C'est-à-dire celles qui sont répertoriées pour déterminer les chiffres officiels du chômage. En 2014, leur nombre s'établissait à 331 900. Ce qui représentait la majorité des personnes ayant un besoin d'emploi non satisfait, à hauteur de 54%, d'après les calculs de M. Demers.
> Personnes souhaitant travailler davantage. Il s'agit des personnes «occupant un emploi à temps partiel de façon involontaire», autrement dit, qui sont «en situation de sous-emploi». C'est-à-dire celles qui souhaitent travailler davantage d'heures et qui sont disponibles pour cela. On en dénombrait l'an dernier 188 400 au Québec. Ce qui représentait le tiers de la sous-utilisation de la main-d'oeuvre québécoise, d'après les calculs de l'analyste de l'ISQ.
> Main-d'oeuvre potentielle. Il s'agit des personnes «voulant un emploi, mais sans en chercher un activement». C'est-à-dire celles qui soit «cherchent un emploi mais ne sont pas disponibles», soit «ne cherchent pas d'emploi mais en souhaitent un et sont disponibles». Des personnes dont font partie, entre autres, les chômeurs découragés. Elles étaient l'an dernier au nombre de 93 600 au Québec. Ce qui représentait 15% de l'ensemble des personnes ayant un besoin d'emploi non satisfait, d'après les calculs de M. Demers.
En conséquence, le Québec comptait quelque 280 000 chômeurs oubliés en 2014. Soit presque autant que le nombre officiel de chômeurs.
Maintenant, on peut légitimement se demander qui sont, au juste, ces personnes-là. Cette main-d'oeuvre sous-utilisée est-elle, par exemple, surtout féminine? Jeune? Sous-diplômée? Bien entendu, l'analyste de l'ISQ a creusé en profondeur dans ses données, si bien qu'il a pu en savoir davantage à leur sujet. Voici l'essentiel de ce qu'il en est ressorti :
> Autant de femmes que d'hommes, mais... Entre 1997 et 2014, le nombre d'hommes ayant un besoin d'emploi non satisfait a rarement dépassé celui de femmes dans cette situation. «C'est donc dire que les femmes sont globalement aussi nombreuses que les hommes à vouloir travailler plus d'heures, à se chercher un travail ou à en vouloir un mais sans chercher vraiment», dit Marc-André Demers.
Cela étant, il existe des disparités en fonction des catégories. Dans le cas des personnes souhaitant travailler davantage, 63% d'entre elles étaient des femmes en 2014. Quant à la main-d'oeuvre potentielle, 47% de ces personnes étaient des femmes.
> Surtout les jeunes. Les 15-24 ans représentaient l'an dernier le quart des personnes souhaitant travailler davantage ou au chômage. Cette proportion était supérieure à leur poids dans la population en âge de travailler. À noter que du côté de la main-d'oeuvre potentielle, la surreprésentation des jeunes était encore plus évidente puisque leur proportion était de 33% pour cette catégorie.
> Tout juste un diplôme d'études secondaires. Les personnes ayant, tout au plus, un diplôme d'études secondaires (DES) comptaient pour la moitié des personnes souhaitant travailler mais n'ayant pas cherché activement un emploi en 2014. Elles étaient donc surreprésentées dans cette catégorie par rapport à leur poids dans la population des 15-64 ans (31%).
> Deux raisons principales. Le retour aux études (24%) et les soins à donner à leur enfant (15%) sont les deux raisons les plus souvent invoquées par les personnes faisant partie de la main-d'oeuvre potentielle pour expliquer leur situation. Les personnes qui croient qu'il n'y a pas de travail correspondant à leurs compétences dans leur région, soit les chômeurs découragés, ne comptaient que pour 6% de la main-d'oeuvre potentielle. Celles en attente d'être rappelées par des employeurs représentaient 10% de cet ensemble. Enfin, 6% n'avaient pas cherché d'emploi à cause d'une maladie ou d'une incapacité. «Toutes ces personnes-là ont un besoin d'emploi qui n'est pas satisfait, mais qui pourrait probablement l'être si le marché du travail était davantage adapté à leur situation spécifique», souligne M. Demers.
Voilà. Tel est le portrait des chômeurs oubliés du Québec. Un portrait que l'on pourrait résumer par une image, celle d'une jeune femme peu diplômée qui rêverait d'occuper un emploi à temps plein dans ses cordes, mais qui en attendant occupe des jobs alimentaires à droite et à gauche. Un portrait touchant qui amène à une meilleure compréhension de la réalité du chômage : «Ces indicateurs permettent de jeter un regard sur des personnes en marge de la définition classique des chômeurs», dit d'ailleurs M. Demers.
Enfin, ajouterai-je. Car cela nous permet de mieux saisir qui sont ces personnes coincées dans les zones floues du marché du travail, oui ces personnes devenues invisibles parce que dans l'ombre de ceux qui ont un travail digne de ce nom. Celles qui rament jour et nuit pour s'en sortir. Celles qui semblent au bord de la dépression, le matin, dans le métro. Ou encore, celles qui n'en reviennent pas d'avoir la peau des mains lisses à force de ne rien faire alors qu'auparavant celle-ci était calleuse à force de travailler dur.
Un dernier chiffre, pour terminer. Le plus marquant de tous, peut-être. Si l'on tenait compte de tous ceux qui éprouvent un besoin d'emploi non satisfait dans le calcul du taux de chômage, celui n'aurait pas été de 7,7% comme il l'avait été en 2014, mais - tenez-vous bien - de... 14,1%. Oui, vous avez bien lu : 14,1%. Soit presque le double. De quoi laisser songeur, quand on pense à toute cette richesse délaissée, à tous ces talents inutilisés, à tous ces êtres humains négligés...
En passant, l'écrivain français Yvan Audouard aimait à dire, pince-sans-rire : «Le chômage a un seul avantage : les accidents du travail y sont rares».
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