Il y a des sujets qui fâchent à tous les coups, tant ils sont sensibles. Comme celui de l'immigration. Ça ne rate jamais. Tenez, un exemple : l'affirmation «Les immigrants volent nos jobs!». Chacun de nous se l'est déjà posée, mais personne n'a osé y répondre franchement. Par peur. Par lâcheté. Par frousse, comme on a la frousse de lancer un boomerang.
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Pourtant, le sujet mérite d'être abordé. Sans partisannerie. Juste en se concentrant sur les faits. Oui, les faits, les faits, les faits. Voilà pourquoi je salue bien bas les trois chercheurs qui ont signé l'étude intitulée Skilled immigration and the employment structures of US firms, à savoir : Sari Pekkala Kerr, professeure d'économie au Wellesley College (États-Unis); William Kerr, professeur de gestion des affaires à Harvard (États-Unis); et William Lincoln, professeur d'économie à l'Université Johns-Hopkins à Washington (États-Unis).
En effet, ils ont eu le cran de se demander si les jeunes immigrants diplômés ont un impact, ou pas, sur la structure des entreprises qu'ils intègrent lorsqu'ils arrivent aux États-Unis. Et si cet impact était globalement positif ou négatif. Une interrogation d'autant plus pertinente que ces jeunes-là – les immigrants de moins de 40 ans qui ont un diplôme universitaire – représentent aujourd'hui 16% de la main-d'œuvre américaine, et pas moins de 24% de la main-d'œuvre des secteurs liés à la technologie et à l'innovation.
Pour ce faire, ils ont eu accès à une base de donnes confidentielle de l'US Census Bureau : la Longitudinal Employer-Household Dynamics, qui détient toutes sortes d'informations concernant à la fois l'employé et son employeur. D'une part, elle leur a permis d'identifier les jeunes immigrants diplômés et de connaître plein de détails sur eux (poste occupé, salaire, etc.). D'autre part, elle leur a permis de découvrir la structure organisationnelle de chaque entreprise dans laquelle évoluaient ces jeunes-là.
Les trois chercheurs se sont ainsi penchés sur un panel de 319 entreprises, en observant tant les immigrants que les structures organisationnelles durant la période de temps allant de 1995 à 2008. Leur objectif était de mettre au jour les éventuelles corrélations entre les deux.
Résultat? Ils ont déniché une corrélation. La voici :
> Un effet d'entraînement positif. Chaque fois qu'une entreprise accroît de 10% sa main-d'œuvre à l'aide de jeunes immigrants diplômés, elle augmente aussi, en même temps, de 6% sa main-d'œuvre à l'aide de personnes diplômées et qualifiées. Par conséquent, l'embauche d'étrangers qualifiés entraîne l'embauche d'Américains qualifiés. Dit autrement, si ces étrangers n'avaient pas été recrutés, les Américains en question ne l'auraient pas non plus été.
Cette trouvaille corrobore, en un sens, la déclaration faite, un jour, par Bill Gates, alors qu'il témoignait devant le Congrès dans le cadre d'une étude sur le H-1B (un visa particulier permettant aux entreprises de recruter plus facilement les talents étrangers dont ils ont besoin pour se développer). Le pdg de Microsoft avait alors affirmé que pour chaque étranger embauché aux États-Unis grâce au H-1B, il recrutait quatre Américains. Certes, Microsoft est peut-être un cas particulier, mais un cas tout de même révélateur : d'après l'étude, la proportion est en général un peu différente, c'est-à-dire que l'embauche de 10 étrangers s'accompagne de celle de 6 Américains.
Les trois chercheurs ont creusé un peu plus leurs résultats, histoire de vérifier s'il n'y avait pas d'autre trouvaille à y faire. Et ils ont remarqué quelque chose de curieux : l'embauche de jeunes immigrants diplômés ne se traduit pas automatiquement par une augmentation de la taille de l'entreprise.
Ils se sont bien entendu demandé comment cela se faisait. Ce qui leur a permis de découvrir qu'il se produisait un autre phénomène : plus une entreprise recrute de jeunes immigrants diplômés – et avec eux d'Américains qualifiés –, plus elle perd d'employés Américains âgés (comprendre : de plus de 40 ans). Plus précisément, plus elle perd d'employés Américains âgés de plus de 40 ans qui touchent un salaire annuel supérieur à 75 000 dollars.
Intrigués, ils ont tenté de voir s'il y avait là une corrélation, ou pas. Une tâche complexe, car plein de facteurs peuvent expliquer le départ de ces employés-là : départ massif à la retraite de la génération des baby-boomers, crise de la quarantaine donnant l'envie de relancer sa carrière en changeant d'employeur, etc. Pourtant, ils ont réussi à déceler une chose fort intéressante :
> Un choc générationnel et culturel. Il y a un «lien limité» entre l'arrivée de jeunes talentueux – immigrants et autres – et le départ de nombre d'employés de plus de 40 ans. Autrement dit, on assiste à un double choc, à la fois générationnel et culturel.
Bon. Maintenant, revenons à notre interrogation de départ, soit «Les immigrants volent nos jobs!» : vrai ou faux? Quelle réponse peut-on lui donner, à la lumière de cette étude? La suivante, en deux temps :
> «Faux, les immigrants ne volent pas nos jobs.» Parce que l'embauche de jeunes immigrants qualifiés s'accompagne toujours par la création d'emplois pour d'autres personnes qualifiées.
> Une question de qualification, pas de citoyenneté. Les personnes qui ont l'impression d'avoir perdu leur job à cause de l'arrivée de jeunes immigrants diplômés ne devraient pas pointer du doigt les immigrants – comme nous le faisons trop souvent! Car leur perte d'emploi ne découle pas de l'arrivée d'un étranger, mais plutôt de l'arrivée sur le marché de l'emploi d'une personne qualifiée. Bref, il ne s'agit pas d'une question de citoyenneté, mais de qualification.
En passant, l'écrivain américain Ambroise Bierce a dit dans son Dictionnaire du diable : «Immigrant – Individu mal informé qui pense qu'un pays est meilleur qu'un autre».
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