Le sujet est tabou, mais nous le savons tous fort bien : il y a toujours un collègue qui fait à peu près les mêmes choses que nous au bureau, mais il se trouve qu’il est nettement mieux payé que nous. Et allez donc savoir pourquoi : est-ce en raison de ses quelques années d’ancienneté de plus ? du fait qu’il a su, lui, habilement négocier une hausse de salaire ? ou encore, du fait qu’il est chum avec le boss ? Rien qu’à y penser, nos neurones s’échauffent, pas vrai ?
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Mais voilà, certains diront que les disparités salariales sont, en vérité, un bienfait pour l’entreprise. Pourquoi ? Eh bien, par exemple en raison du fait que cela peut motiver ceux qui sont moins bien payés que les autres à redoubler d’efforts pour, eux aussi, ‘rouler sur l’or’. Ce à quoi d’autres rétorqueront que c’est plutôt l’effet inverse qui risque de se produire : ceux qui sont moins bien payés que les autres peuvent se décourager, et s’aigrir au point de mettre des bâtons dans les roues de mieux lotis qu’eux.
Qui a raison ? Qui a tort ? Les disparités salariales sont-elles, par conséquent, un bien ou un mal pour l’entreprise, en particulier pour la performance de celle-ci ? Impossible à dire, pensez-vous sûrement. En ce cas, détrompez-vous. Car j’ai mis la main sur une étude passionnante à ce sujet, intitulée Pay dispersion and performance in teams et signée par : Alessandro Bucciol, professeur d’économie à l’Université de Vérone (Italie); Nicolai Foss, professeur de stratégie organisationnelle à l’École de commerce de Copenhague (Danemark); et Marco Piovesan, professeur d’économie à l’Université de Copenhague (Danemark). C’est que celle-ci apporte à cette interrogation fondamentale une réponse lumineuse, comme vous allez le voir.
Ainsi, les trois chercheurs se sont demandé si les écarts de salaires entre membres d’une même équipe avaient la moindre incidence sur la performance globale de celle-ci. Et pour s’en faire une idée, ils se sont penché sur les résultats de deux saisons du calcio, la première division du championnat italien de soccer, celles de 2009-2010 et 2010-2011. Pourquoi le calcio ? Pour deux raisons : d’une part, nombre de ses équipes figurent parmi les meilleures du monde (le Milan AC, la Juventus de Turin, etc.) ; d’autre part, les écarts de salaires y sont phénoménaux – par exemple, Daniele De Rossi, le milieu de terrain vedette de l’AS Roma, était la saison dernière le joueur le mieux payé du calcio, à hauteur de 9 millions de dollars par an, tandis que le deuxième joueur le mieux payé du même club, Marco Borriello, empochait, quant à lui, 4,9 millions de dollars, selon la Gazzetta Dello Sport.
Autre avantage de s’intéresser au calcio, pour des chercheurs en économie : les statistiques en tous genres y abondent. Il est en effet possible de tout savoir sur la performance de chaque équipe, match après match, ou encore sur les performances individuelles (le nombre de buts marqués, le nombre de passes déterminantes, etc.). Du coup, il est possible de regarder si les disparités salariales ont une influence, ou pas, sur la performance de chacune des équipes, voire de chacun des joueurs qui la compose.
Résultats ? Accrochez-vous bien, les voici :
> Un impact a priori négatif. Plus la disparité des salaires est élevée, plus elle a un impact négatif sur la performance globale de l’équipe, mais si, et seulement si, on considère exclusivement les joueurs qui jouent sur le terrain – de 11 à 14 joueurs (en fonction des remplacements en cours de match) sur la trentaine qui sont susceptibles de jouer durant la saison. Autrement dit, si une équipe dispose d’un, deux ou trois joueurs vedettes hyper bien payés en comparaison de leurs équipiers, alors le risque est grand que la performance de l’équipe soit ‘décevante’ au fil des matches, en ce sens qu’elle ne va pas enregistrer autant de victoires que ses dirigeants et ses partisans auraient pu l’espérer.
Pourquoi l’impact est-il négatif ? Les chercheurs ont scruté leurs données à la loupe pour le savoir, et ont découvert une explication : les disparités salariales n’ont pas – comme on aurait pu l’imaginer – un influence sur la coopération au sein de l’équipe, mais plutôt sur la performance individuelle. C’est-à-dire que ceux qui sont moins bien payés que les autres ne se mettent pas à en faire plus pour être aussi bien, sinon mieux, payés que leurs équipiers : au contraire, ils font moins d’efforts que d’habitude, dégoûtés de voir que les autres roulent sur l’or, et pas eux. Bref, les écarts salariaux les démotivent plus qu’autre chose, au point de les voir sous-performer exprès.
> Un impact qui peut devenir positif. Si l’on considère maintenant l’équipe dans sa globalité, à savoir la trentaine de joueurs susceptibles de jouer durant la saison, alors la donne change du tout au tout. Car, en ce cas, plus la disparité des salaires est grande, plus elle a un impact positif sur la performance globale de l’équipe.
Comment expliquer cela ? Eh bien, c’est que la vision des disparités salariales n’est pas la même pour les joueurs ‘actifs’ – ceux qui jouent régulièrement sur le terrain – et pour les joueurs ‘passifs’ – ceux qui jouent à l’occasion (en remplacement d’un joueur vedette blessé, par exemple). Les ‘passifs’ peuvent en effet considérer, entre autres, qu’il est normal que les actifs soient mieux payés qu’eux, puisque ce sont eux qui permettent à l’équipe de gagner sur le terrain. Ou encore, qu’il est normal que les joueurs vedettes touchent le pactole, car c’est ainsi que le club peut les garder et continuer d’enregistrer de belles performances ; ce qui, indirectement, leur est profitable à eux aussi. Bref, on peut dire que les ‘passifs’ se perçoivent comme les wagons du train tiré à toute allure par la ou les locomotives que sont les joueurs vedettes, et se sentent motivés par le fait d’aller si vite et si loin grâce à eux, quitte à ce que le prix à payer soit une grande disparité salariale.
Fascinant, vous ne trouvez pas ? Les écarts de salaires ont par conséquent un impact ambigu : ils peuvent démotiver ceux qui oeuvrent sur un pied d’égalité avec les mieux payés, et qui sont ainsi amenés à se comparer jour après jour ; et ils peuvent motiver ceux qui côtoient les mieux payés sur une base quotidienne, sans pour autant avoir la possibilité de mettre l’épaule à la roue avec eux aux moments cruciaux. Autrement dit, ils démotivent le premier cercle des mieux payés et, simultanément, motivent leur deuxième cercle.
«Les résultats de notre étude peuvent être élargis à d’autres domaines que celui du sport professionnel. Ils peuvent très bien être appliqués au milieu de travail, et notamment permettre aux managers d’améliorer la performance de leur équipe juste en répartissant mieux les salaires», disent les trois chercheurs dans leur étude. Et de souligner : «Il est crucial que le manager tienne compte du ‘coût caché’ de l’employé vedette de son équipe, à savoir de l’impact négatif qu’il a sur la motivation de ses collègues immédiats, un impact qui n’est pas toujours contrebalancé par l’impact positif qu’il a sur la motivation de ses collègues les moins proches, ceux avec qui il n’interagit pas sur une base quotidienne».
MM. Bucciol, Foss et Piovesan recommandent de corriger le tir, au besoin, en profitant des prochaines embauches. Ainsi, il convient de veiller à ne surtout pas offrir un pont d’or à une recrue talentueuse, mais de plutôt l’attirer en lui faisant miroiter, par exemple, des défis audacieux à relever. Il convient également de veiller à ce que les autres recrues, celles qui ne sont pas perçues comme des perles rares, ne souffrent pas d’une grande disparité salariale. Le manager doit dès lors faire preuve de doigté en matière de rémunération.
Que retenir de tout cela ? Ceci, à mon avis :
> Qui entend booster la performance de son équipe se doit d’harmoniser la rémunération des uns et des autres. Il lui faut, bien entendu, rémunérer le talent à sa juste valeur, mais sans pour autant susciter la démotivation de ceux qui vont œuvrer au quotidien avec l’employé vedette. Il lui faut, donc, trouver un juste équilibre, ce qui est possible à partir du moment où il tient compte du ‘coût caché’ du talent. Et ce, en intervenant sur la rémunération des uns et des autres chaque fois que cela est envisageable (embauche, intéressement, prime, etc.).
En passant, le chroniqueur français Aurélien Scholl aimait à dire : «La modestie, c’est la housse du talent».
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