Que chacun de nous souhaite-t-il le plus dans son quotidien au travail? La réponse est simple : être heureux. Tout bonnement. Et ce, quelle que soit la source de notre bonheur : pour certains, ça passe par un meilleur salaire; pour d'autres, par des horaires de travail plus flexibles; pour d'autres encore, par davantage de collaboration au sein de son équipe; etc.
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Autrement dit, on pourrait croire que ce qui rend l'un heureux au bureau laisse l'autre de marbre : un employé, par exemple, pourrait être vraiment heureux de toucher une prime à la performance de 100 dollars, alors que la plupart des autres membres de son équipe préféreraient amplement, eux, pouvoir travailler à la maison une journée par semaine. En conséquence, il semble bien qu'il n'y ait pas de recette magique du bonheur au travail.
Et pourtant... Oui, et pourtant, le bonheur, c'est plus simple qu'on ne le croit en général. Il est fait même de simplicité. C'est du moins ce qui m'est apparu comme une évidence à la lecture d'un livre exceptionnel, que je n'ai pas encore terminé mais que je m'empresse tout de même de partager avec vous : Homo Economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux (Albin Michel, 2012), du professeur d'économie français Daniel Cohen. Un ouvrage qui a remporté en France le Prix du Livre d'économie 2012.
Dans Homo Economicus, l'éditorialiste associé du quotidien Le Monde met en évidence le fait que l'être humain est de nos jours tiraillé entre deux nécessités vitales, mais a priori contradictoires. D'une part, le besoin fondamental de grandir dans la sphère de l'Économie, qui guide le monde avec «sa logique néo-darwinienne» où la compétition l'emporte sur la collaboration. Et d'autre part, le besoin viscéral de grandir dans la sphère du Bonheur, qui guide elle aussi le monde, mais en sens opposé, avec «son impératif du bien-être» où la collaboration l'emporte sur la compétition.
Et c'est dans le cadre de cette réflexion qu'il parle des travaux de Bruno Frey, un ancien professeur d'économie de l'Université de Zurich qui est actuellement directeur de recherches au Centre de recherche en économie, management et arts (Crema), en Suisse. Un chercheur réputé pour avoir porté son regard d'économiste sur des domaines inusités pour cette science, comme le terrorisme, la famille et... le bonheur!
M. Frey a ainsi cosigné un livre intitulé Happiness: A revolution in economics (MIT Press, 2008) dans lequel il analyse les différents facteurs permettant à chacun d'être vraiment heureux dans la vie, et en particulier au travail. Son examen du sujet s'est révélé tellement fructueux qu'il a été en mesure de mettre au jour 10 trucs ultrasimples pour y parvenir. Voici comment en parle M. Cohen, sachant que les phrases présentées entre crochets sont de moi (elles visent à illustrer le propos de l'auteur dans le cadre de notre quotdien au travail) :
«Bruno Frey a relevé le défi, non sans bravoure, de donner des leçons de vie qui s'entendent comme des leçons de prudence. (...) Voici ses dix conseils :
1. Ne vous préoccupez pas de ne pas être un génie. Car les génies ne sont pas plus heureux que les autres. L'un des secrets du bonheur se résume assez simplement : comparez-vous à ceux qui ont moins que vous. En général, les médaillés de bronze sont plus heureux que les médaillés d'argent (cela a été vérifié statistiquement). Pourquoi? Parce que les médaillés d'argent se comparent aux médaillés d'or, et les médaillés de bronze, à ceux qui n'ont rien.
«L'économiste propose une classification très utile pour comprendre les mécanismes à l'oeuvre lorsque les gens se comparent aux autres. Il propose de distinguer les 'biens extrinsèques' et les 'biens intrinsèques'. Les premiers portent sur le statut, la richesse : ce sont les signes extérieurs de réussite sociale, les patrimoines sociaux qu'on accumule au cours du temps qui marquent la place de chacun dans la société. Les biens intrinsèques, eux, sont liés à l'affection des autres, à l'amour, au sentiment d'avoir un but dans la vie. Ils amènent des expériences de 'flow', c'est-à-dire des moments où l'on ne sent plus le temps passer, où l'on est tellement plongé dans ce qu'on fait que plus rien d'autre n'existe alors pour nous. Bref, les biens extrinsèques aiguisent la rivalité sociale, quant aux biens intrinsèques, ils augmentent le bien-être.
2. Gagnez de l'argent, mais sans en faire une maladie. Une augmentation de salaire rend heureux... mais pendant quelques mois seulement. En moins d'un an, 40% du plaisir s'est déjà évaporé, et il faut gagner davantage encore pour y trouver une satisfaction.
«L'homme peut pleurer avec sincérité devant le malheur d'autrui et simultanément jalouser celui qui réussit mieux que lui. Dans une expérience de laboratoire où on les interrogeait sur leurs préférences, les étudiants d'une université américaine ont répondu qu'ils préféraient gagner 50 000 dollars lorsque leurs condisciples en gagnent 25 000, plutôt que 100 000 dollars si les autres en gagnent 200 000. Les résultats de cette expérience s'observent dans la vie réelle. Le bonheur dépend des comparaisons que chacun établit avec un groupe de référence, les amis ou les collègues. Dans les familles américaines, une observation étonnante a été faite : une femme aura une plus grande probabilité de travailler si le mari de sa soeur gagne plus que son propre mari. Car elle doit compenser le manque à gagner qu'elle ressent vis-à-vis de sa propre soeur...
3. Vieillissez avec grâce. Pourvu que la santé soit au rendez-vous, vieillir ne nuit pas au bonheur. Au contraire, vous pourrez trouver, comme Beethoven, le plaisir crépusculaire d'une créativité nouvelle, libérée de la contrainte d'accomplir une 'oeuvre'. [Appliqué à notre quotidien au travail, ce conseil peut être compris comme suit : Prenez de l'expérience avec grâce. Devenir expérimenté dans notre domaine de prédilection ne nuit pas au bonheur, au contraire, il y contribue grandement. Cela peut même nous amener à innover comme jamais, à l'image du compositeur allemand.]
«Explication. La relation entre le bonheur et l'âge est des plus étonnantes. Elle ressemble à une courbe en U : les jeunes et les séniors sont (beaucoup) plus heureux que les autres. De 25 à 50 ans, le bonheur ne cesse de reculer, avant de remonter par la suite...
«On retrouve à 70 ans le bonheur d'une jeune personne de 30 ans. À 80 ans, on retrouve (en moyenne) la joie de ses 18 ans! Comment comprendre un résultat aussi surprenant? La proximité de la mort n'est-elle pas, en effet, désespérante? Les économistes ne sont certes pas les mieux placés pour répondre à cette question. La distinction proposée par Bruno Frey aide toutefois à saisir ce qui est peut-être en jeu. La vieillesse libère d'un poids, celui d'accumuler des biens inutiles, de redonner leur place aux biens intrinsèques.
«Milan Kundera, dans Les Testaments trahis, s'émerveillait de l'oeuvre «crépusculaire» de Beethoven. Au soir de sa vie, le maître a composé des sonates qui cassaient les codes traditionnels de la composition. Selon Kundera, c'était l'oeuvre d'un génie libéré du poids de devoir l'être, de celui de plaire.
4. Ne vous comparez pas aux autres en matière de beauté. Les normes sont irréalistes. Les pressions que les top models exercent sur votre psyché créent une frustration inutile. [Ce qui peut se traduire au travail par quelque chose comme : Dites-vous bien qu'au travail, comme dans la vie, l'habit ne fait pas le moine. Ne vous attardez pas à l'apparence de chacun, et comparez encore moins la vôtre à celle des autres. Car ce genre de pensées et de comparaisons ne peuvent aucunement contribuer à votre bonheur, mais juste accroître votre stress.]
5. Croyez en quelque chose. Dieu, la justice sociale, la beauté de la nature... Il vous faut donner ainsi un sens à la vie. Car ce dernier est nécessaire pour échapper à soi-même, et par suite viser le bonheur. [Veillez à ce que votre travail ait un sens, tout comme chacune des étapes devant vous mener à l'objectif visé. Car cela vous fera prendre conscience que vous faites oeuvre utile, c'est-à-dire que le but de votre travail n'est pas l'obtention d'une satisfaction purement personnelle, mais d'apporter un 'plus' à d'autres.]
6. Aidez les autres. L'altruisme vous détourne de vous-même, et cela fait du bien. [Chacun de vos faits et gestes doit contribuer à aider vos collègues à briller au travail. Dites-vous bien que ce ne sont pas eux qui sont à votre service, mais vous-même au leur. Et que le mieux que vous puissiez faire en ce sens, c'est de mettre vos talents à contribution.]
7. Contrôlez vos envies. Les 'aspirations' nouvelles débordent toujours les 'réalisations', aussi élevées soient ces dernières. [Pour y parvenir, il convient d'arrêter de penser en mode 'Moi, Moi, Moi' pour passer en mode 'Nous, Nous, Nous'. Dites-vous bien que le succès collectif ne peut pas découler de la satisfaction de vos seules envies, mais de celles de l'ensemble de l'équipe. Comment? Eh bien, par exemple en partageant vos envies avec les autres, afin de les fusionner à celles de tous.]
8. Préservez vos amis. Ce sont les 'biens' les plus chers, même s'ils sont les moins 'visibles'. [C'est simple, il suffit ici de remplacer le terme 'amis' par 'collègues'.]
9. Vivez en couple. Car la solitude n'est bonne à rien. [Pour le dire autrement, travaillez en équipe. Vraiment. Non pas 'Moi + Eux', mais bel et bien 'Nous'.]
10. Acceptez ce que vous êtes et gérez rationnellement vos faiblesses. Si vous procrastinez, ayez le cran de le reconnaître et fixez-vous des étapes réalistes à franchir pour enfin passer à l'action.»
Voilà. Telle est la liste de Bruno Frey pour qui souhaite un peu plus heureux dans sa vie, noatamment au bureau. Mieux, pour qui est disposé à tout mettre en oeuvre pour être franchement heureux, pour ne pas dire ravi.
«La liste de Frey a surtout le grand mérite de montrer comment la société - et donc, la raison économique - pousse chacun d'entre nous à suivre quasiment l'inverse des préceptes du bonheur : sans cesse, nous sommes amenés à nous comparer à Steve Jobs, à notre boss ou encore au collègue le plus performant de l'équipe. Bref, comment elle nous pousse à faire nous-mêmes notre malheur», indique Daniel Cohen dans Homo Economicus.
Et de poursuivre : «Au-delà des choix individuels, c'est bien l'organisation de la société qui est aujourd'hui en question, à commencer par la plus importante d'entre elles : l'organisation du travail». M. Frey est on ne peut plus clair à ce sujet, dans son livre Happiness : «L'approche économique du bonheur permet de de surcroît d'aider à bâtir des organisations susceptibles d'aider les individus à atteindre le plus haut niveau possible de bien-être. Elle met notamment en évidence le fait que le design de ces organisations-là doit viser à remplir deux buts principaux : favoriser la participation active de chacun à l'oeuvre commune et décentraliser au maximum la prise de décisions. Car ce sont là deux grands attributs du bonheur individuel», dit-il dans la préface.
Bruno Frey le martèle, un peu plus loin dans le texte : «Les organisations propices au bonheur permettent à chacun de leurs membres d'être heureux, et de le rester. Et elles y parviennent en donnant à chacun la possibilité d'influencer les décisions prises ainsi que celle de contribuer directement aux actions entreprises».
Saisissant, n'est-ce pas? Le bonheur, ce n'est donc pas une utopie, mais une terre qui existe vraiment, que chacun de nous peut atteindre pourvu que les conditions nécessaires à cela soient réunies. Des conditions, fort heureusement, qui ne sont pas si complexes que ça à remplir.
Que retenir de tout cela? Ceci, à mon avis :
> Qui entend devenir franchement heureux au travail se doit de se mettre en position de penser non pas en 'Moi', mais en 'Nous'. Il lui faut s'attacher à venir en aide aux autres dans l'atteinte d'un objectif commun, et donc oublier cette fâcheuse tendance que nous avons tous de vouloir briller toujours plus que les autres. Mieux, il doit tout faire pour que les talents des autres brillent plus que les siens. Car c'est ainsi que pourront être combinés épanouissement et eficacité.
En passant, l'écrivain français Victor Hugo a dit dans Océan prose : «Croyez pour être forts. Aimez pour être heureux.»
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