L’incertitude. Elle nous terrorise, dès lors qu’il nous faut prendre une décision importante. Elle nous terrorise d’autant plus que nous avons conscience de tout ce qu’impliquera un mauvais choix de notre part : la perte d’un contrat, la perte de son poste, peut-être même la perte de son emploi… Pas vrai ?
Le hic, c’est que les décisions importantes – vous l’avez déjà remarqué, comme moi – sont justement celles qui sont assorties d’une grande incertitude. Nous avons à ce moment-là la conviction qu’il nous manque des informations cruciales pour s’assurer de faire le meilleur choix. Ou bien, il nous manque le temps nécessaire à la réflexion. Ou encore toute autre chose. Et pourtant, il nous faut trancher. Absolument. Puis, vivre avec les conséquences qui s’en suivent.
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Comment faire au mieux dans un tel cas ? Oui, comment parvenir à maximiser nos chances de faire LE bon choix, la prochaine fois qu’il nous faudra prendre une décision d’une extrême importance ? Eh bien, je pense avoir trouvé une réponse fascinante à cette interrogation existentielle. Une réponse qui frôle le génie, croyez-moi. Une réponse dénichée dans une étude renversante d’intelligence, intitulée Decision, uncertainty, and cooperation : A behavioral interpretation based on quantum strategy. Laquelle est signée par : Xiaowei Kong, professeur de finance à la Faculté Chu Hai à Hong Kong (Chine); et Fei Xu, professeur de philosophie de la science à l’Université de science et de technologie de Chine à Hefei.
Les deux chercheurs chinois ont fait preuve d’une audace folle en ayant la curiosité de regarder si l’on pouvait appliquer la mécanique quantique à la prise de décision. La mécanique quantique ? Pas de panique, voici grosso modo de quoi il s’agit :
> La mécanique quantique est une branche de la physique moderne, dont l’objet consiste essentiellement à étudier ce qui se passe dans l’infiniment petit, au niveau atomique et même subatomique.
> La mécanique quantique a permis de faire de grandes découvertes scientifiques, notamment en permettant d’expliquer des phénomènes qui jusqu’alors paraissaient incompréhensible aux yeux des scientifiques. C’est grâce à elle, par exemple, que l’on a fini par mettre au jour non seulement la structure de l’atome, mais aussi le comportement de ses particules élémentaires.
> La mécanique quantique paraît déconcertante aux yeux des néophytes que nous sommes en matière de science physique, car il se produit des choses «incroyables» à l’échelle de l’infiniment petit. Des choses qui contredisent ce que nous vivons tous les jours, à l’échelle humaine.
De quels phénomènes «incroyables» parle-t-on, au juste ? C’est là que ça devient intéressant. Je vais vous résumer ceux qui sont les plus pertinents, dans le cadre de l’étude des deux chercheurs chinois :
> Superposition. Le principe de superposition quantique veut qu’une même chose peut être «à plusieurs endroits en même temps», ce qui correspond, plus précisément, au fait qu’elle peut avoir plusieurs valeurs à la fois. Ainsi, à l’échelle de l’infiniment petit, une particule élémentaire n’est pas à un endroit précis à l’instant ‘t’ – comme dans le monde physique que nous connaissons –, mais à plusieurs endroits en même temps. Autrement dit, une chose n’est pas une, comme nous l’imaginons classiquement, mais multiple : elle est une superposition de choses semblables ; et ce, même si nous ne sommes pas en mesure de saisir l’ensemble de ces choses superposées.
> Intrication. Le principe d’intrication quantique veut que les choses superposées, bien que spatialement séparées, ne font qu’une. Plus précisément, elles sont corrélées, à tel point qu’aucune des choses superposées n’est indépendante des autres. En conséquence, lorsqu’on croit agir sur l’une des choses superposées, on agit, en vérité, sur l’ensemble des choses superposées.
> Effondrement. Le principe d’effondrement quantique veut que lorsque toutes les choses superposées s’effondrent, elles retrouvent un état physique classique, c’est-à-dire en tous points semblable à celui que nous connaissons nous. Dès lors, les lois de la physique auxquelles nous sommes habitués s’appliquent aux choses superposées qui se sont effondrées.
Bon. Ça va ? Vous voilà un peu moins stressés par le concept de mécanique quantique, j’espère. Ce n’est pas si complexe que ça, finalement, c’est juste que cela vient défier la logique à laquelle nous nous référons jour après jour. C’est tout, rien de plus.
Maintenant, allons un peu plus loin…
Les deux chercheurs chinois, donc, ont regardé si l’on pouvait combiner mécanique quantique et prise de décision. Comment ? Tout simplement en recourant à l’un des grands classiques de la théorie des jeux, le dilemme du prisonnier.
Le quoi ? Le dilemme du prisonnier, qui caractérise les situations où deux joueurs auraient tout intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l'autre sont si fortes que la coopération n'est jamais sélectionnée par un joueur rationnel. Albert Tucker, un mathématicien américain d’origine canadienne, le présentait sous la forme d’une histoire…
Deux suspects (en réalité, les deux responsables du crime) sont arrêtés par la police. Le hic? Les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre : «Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Et si personne ne se dénonce, vous aurez tous les deux 6 mois de prison».
Chacun des prisonniers a alors logiquement la réflexion suivante à propos de son complice :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, je ferai 10 ans de prison ;
- Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
• « Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
- Si je me tais, je ferai 6 mois de prison ;
- Mais si je le dénonce, je serai libre. »
Et de conclure : «Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer».
Si chacun des complices suit effectivement ce raisonnement, ils écoperont de 5 années de prison, l’un comme l’autre. Mais voilà, s'ils étaient tous deux restés silencieux, ils n'auraient écopé que de 6 mois chacun… Cet exemple montre qu’être purement rationnel et individualiste ne mène pas toujours à la meilleure solution.
De fait, le dilemme du prisonnier est ce qu’on appelle un jeu à somme non nulle, c'est-à-dire que la somme des gains pour les participants n'est pas toujours la même. Il faut dès lors tenir compte de l’option de la collaboration, si l’on veut s’assurer de prendre LA bonne décision.
Revenons à présent à nos deux chercheurs chinois. Ils ont décidé d’apporter une variante fondamentale au dilemme du prisonnier, en le projetant dans l’univers de l’infiniment petit et de ses propriétés physiques quantiques si déconcertantes!
Ils ont en effet imaginé que la fameuse ‘chose superposée’ était nulle autre qu’un être humain, et par suite que deux êtres humains se retrouvaient dans cet univers-là pour y jouer au jeu du dilemme du prisonnier. Qu’est-ce que ça change? Essentiellement que la décision prise par l’un des joueurs est alors la résultante d’une superposition d’états psychologiques qui le traversent au moment de faire son choix. Des états psychologiques qui sont intriqués, en ce sens qu’ils sont à la fois liés et simultanés. Si bien que chacun des joueurs se doit d’établir sa propre ‘stratégie quantique’.
«La ‘stratégie quantique’ est nullement une fantaisie imaginaire née d’une astuce mathématique. Elle est un véritable reflet du processus de prise de décision dans un environnement empreint d’incertitudes et de probabilités. Elle met en évidence le fait que faire un choix ne découle pas d’un raisonnement purement linéaire et rationnel, mais plutôt d’un cheminement d’idées à travers différents états psychologiques, un cheminement fait de va-et-vient ‘incessant et simultané’ d’informations entre les différentes strates de la pensée. On le voit bien, la stratégie quantique représente une approche de la prise de décision nettement plus pertinente que les approches traditionnelles, même s’il est vrai que cette approche se présente surtout sous une forme mathématique», expliquent les deux chercheurs chinois dans leur étude.
Pour en apporter la preuve, ils sont partis d’une expérience menée en 1992 par Tversky & Shafir. Il avait été demandé aux participants de jouer à un jeu de pari : «50% de chances de gagner 200 dollars ; 50% de chances de perdre 100 dollars». Chacun était obligé de jouer une fois, puis devait faire un choix la deuxième et dernière fois : rejouer une fois; ou refuser de jouer une nouvelle fois, et en rester là. Résultats? La majorité de ceux qui avaient gagné la première fois (69%) et de ceux qui avaient perdu la première fois (59%) ont décidé de jouer une nouvelle fois.
En revanche – et c’est là le sel de cette expérience –, la majorité de ceux à qui on n’avait pas dit s’ils avaient gagné ou perdu la première fois (64%) ont préféré ne pas rejouer. Une décision jugée «irrationnelle» par les expérimentateurs, et même «excessivement irrationnelle» parce que disproportionnée par rapport au risque encouru : ces personnes-là ont littéralement «disjoncté» face à l’incertitude, appuyant leur décision en aucun cas sur la réflexion, mais entièrement sur l’émotion (la peur, en l’occurrence). Et les deux expérimentateurs de dénommer ce phénomène «l’effet disjoncteur», sans pouvoir lui donner d’explication très précise.
Or, Xiaowei Kong et Fei Xu se sont dit que l’approche de la stratégie quantique pourrait fournir un nouvel éclairage à l’effet disjoncteur. Ils ont, comme je l’ai déjà dit, projeté les deux joueurs du dilemme du prisonnier dans un univers quantique et reformulé en conséquence le modèle de calcul économétrique permettant d’identifier la meilleure décision à prendre pour chacun des joueurs. Et ce, non plus en fonction de son degré d’ouverture à la collaboration avec autrui, mais plutôt en fonction de la superposition de ses états d’esprit face à l’incertitude (aucun des deux ne sait à l’avance ce que l’autre va choisir de faire, à savoir collaborer ou trahir).
Prodigieux, n’est-ce pas? Car on entre là dans une toute autre dimension de notre perception de la prise de décision. Une dimension, je pense, plus profonde, plus proche de la complexité de notre cerveau. Et le plus beau, vous savez ce que c’est? C’est ce que tout cela leur a permis de découvrir :
➢ Une approche valable. «Il est possible, mais complexe, d’arriver à un équilibre de Nash dans un tel environnement. C’est-à-dire qu’il est possible pour chacun des joueurs d’identifier la meilleure solution à adopter et de s’y tenir, sachant que si l’un d’eux modifiait sa stratégie, il affaiblirait sa position personnelle [c’est justement ce qu’on appelle l’équilibre de Nash, du nom de l’inventeur de ce concept de la théorie des jeux, le mathématicien et économiste américain John Forbes Nash]», indiquent les deux chercheurs chinois. Autrement dit, l’approche de la stratégie quantique est «valable», même si elle est ardue.
➢ Une approche pertinente. «Les conditions de la collaboration dans un tel environnement sont nettement plus complexes à réunir parce qu’elles dépendent d’une part de la connexité [comprendre la capacité des connexions entre les différentes strates de la pensée] et d’autre part de la vastitude [comprendre ici le nombre et la grandeur de ces mêmes strates] du cerveau de chacun des joueurs», expliquent-ils. Autrement dit, l’approche de la stratégie quantique est «pertinente», puisqu’elle permet de mieux prendre en compte la complexité de l’être humain.
➢ Une approche éclairante. «Les résultats de notre étude montrent que toute décision n’est, en bout de ligne, que l’ombre de l’ensemble des décisions envisagées à la suite d’une stratégie quantique. C’est d’ailleurs ce qui explique nombre de décisions a priori irrationnelles, comme celles résultant de l’effet disjoncteur : elles nous paraissent absurdes parce que nous les jugeons à l’aune d’une approche rationnelle classique, mais dès lors qu’on les considère comme le fruit d’un travail quantique du cerveau – combinant émotions, croyances, culture, etc. – on saisit mieux ce qui a pu amener la personne en question à faire un tel choix», disent-ils. Autrement dit, l’approche de la stratégie quantique est «éclairante», en ce sens qu’elle peut permettre de saisir que ce qui est en apparence irrationnel ne l’est pas tant que ça, en réalité.
En résumé, chaque fois que nous prenons une décision importante en dépit d’une grande incertitude, notre choix final correspond à l’effondrement d’une multitude de choix envisagés de manière quantique par notre cerveau. Oui, l’effondrement, car c’est tout ce qu’il reste à la suite de la superposition incroyable d’idées qui nous sont venues en tête. Et de cet effondrement – l’ombre dont parlent si poétiquement les deux chercheurs chinois – naît le choix, bon comme mauvais.
Que retenir de tout ça? Et pour revenir à notre interrogation de départ, comment s’y prendre concrètement pour prendre de meilleures décisions à l’avenir? Comme ceci, je pense :
➢ Qui entend prendre la meilleure décision qui soit tandis qu’il évolue en pleine incertitude se doit d’user de ‘stratégie quantique’. C’est-à-dire qu’il lui faut se centrer sur lui-même, en ayant conscience qu’une multitude d’idées vont lui venir à l’esprit, des neuves comme des reçues. À lui dès lors d’accepter la superposition naturelle de ces idées-là, par exemple en les rédigeant les unes après les autres sur une feuille de papier, comme elles lui viennent. Sans ordre, ni jugement. Puis, toujours sur la même feuille de papier, d’établir des connexions entre toutes ces idées : là encore, il ne s’agit pas d’en supprimer certaines pour en privilégier d’autres, mais de visualiser ce qui les unit entre elles ainsi que la force de ces liens-là. Enfin, de fermer les yeux, le temps de s’imprégner mentalement du schéma qu’il vient de faire sur la feuille de papier, et de le laisser s’effondrer de lui-même, de telle sorte qu’il ne lui reste plus qu’une seule idée en tête, la bonne, l’ombre qui lui permettra de faire LE bon choix.
Voilà. Vous venez d’effectuer une plongée ébouriffante dans la mécanique quantique. J’imagine que vous vous sentez un peu déstabilisés, pour ne pas dire étourdis. C’est normal. Rassurez-vous. Laissez-tout ça décanter, et vous verrez que, ce soir ou un peu plus tard, ça va vous revenir à l’esprit, sans prévenir. Et vous noterez alors combien cette approche peut être lumineuse…
En passant, le physicien américain Richard Feynman, l’un des plus grands spécialistes de la mécanique quantique, aimait à dire : «Je crois pouvoir affirmer que personne ne comprend vraiment la mécanique quantique».
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