BLOGUE. Qui n'a pas récemment râlé au restaurant? Le service qui est trop lent, la note qui ne vient jamais, la viande qui n'est pas bien cuite, le vin qui laisse un goût bizarre sur la langue, les clients de la table d'à côté qui parlent trop fort... Je suis sûr que vous vous retrouvez dans l'un de ces cas de figure.
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Une étude menée aux États-Unis en 2004 par la National Restaurant Association a montré que la grande majorité des plaintes des clients concernaient deux points : la lenteur du service à la table et le manque de compétence des serveurs (ex.: l'incapacité de répondre à une question concernant le menu). Autrement dit, elle soulignait un problème d'efficacité de nombre de restaurants américains, ce qui a attiré l'attention de Serguei Netessine, professeur de technologie et de management à l'Insead (France) et à Wharton (États-Unis), et de l'un de ses élèves de Wharton, Tom Fan.
Les deux chercheurs se sont demandés s'il n'y avait pas moyen de rendre plus efficace le travail des serveurs, sans pour autant, bien entendu, en faire des robots déshumanisés. Pour cela, ils ont eu accès à une base de données très intéressante, celle d'une chaîne de restaurants établis en banlieue de Boston (États-Unis) servant de la cuisine «fusion internationale» et ciblant tant les familles que les étudiants (son identité n'est pas dévoilée dans l'étude). Cette base de données concerne les 195 311 transactions effectuées dans ces cinq restaurants entre le mois d'août 2010 et celui de juin 2011 : le prix et le détail de chaque facture; la durée exacte de chaque repas; le nom du serveur; etc.
MM. Netessine et Fan ont ainsi constaté que :
> Un repas dure en moyenne 47 minutes;
> Le repas du soir dure en moyenne seulement trois minutes de plus que celui du midi;
> Les ventes enregistrées en une heure sont en moyenne de 452 dollars américains;
> En moyenne, 26 commandes sont passées aux tables en l'espace d'une heure;
> Les serveurs sont en moyenne au nombre de 6, chaque heure de la journée;
> La charge de travail par serveur est donc en moyenne de 4,3 commandes par heure;
> Le samedi est la journée la plus chargée de la semaine (moyenne de 31 commandes par heure le midi, et de 38 commandes le soir);
> Le mardi est la moins chargée durant le midi (moyenne de 18 commandes par heure), et le lundi en soirée (23).
Puis, ils ont regardé s'il y avait moyen d'optimiser chacune des opérations liées au service à la table. Optimiser? Cela ne signifie pas du tout de demander au serveur de marcher au pas de course ou encore d'enregistrer la commande plus vite. Non, d'autant plus que les deux chercheurs ont noté, au passage, que les serveurs qui prenaient le temps de proposer gentiment un verre de vin, une entrée ou un dessert quand le client n'en prenait pas spontanément étaient en général plus «productifs» que les autres, en ce sens qu'ils permettaient au restaurant d'engranger davantage de revenus. Bref, ils ont noté qu'un service soigné était nettement plus rentable qu'un service vite expédié.
MM. Netessine et Fan ont concocté un logiciel permettant de dire en temps réel quelle était la meilleure configuration du personnel et du travail de celui-ci. Et ils ont obtenu l'autorisation de l'implanter dans l'un des cinq restaurants de la chaîne en question.
Ce logiciel indiquait à la direction du restaurant qui il valait mieux faire travailler à tel ou tel moment de la journée, ce qu'il fallait à chacun accomplir comme tâches, quel rythme de travail chacun devait adopter, etc. Il a été demandé au chef de salle de respecter scrupuleusement les indications données par le logiciel, et ce, même si celles-ci ne lui semblaient pas «logiques».
Résultats? Très surprenants, comme vous allez le constater :
> Moins, c'est mieux. L'équipe de serveurs était plus efficace quand elle comptait en moyenne… un joueur de moins que d'habitude! Plus précisément, les deux chercheurs ont découvert que, 75% du temps, l'équipe était over-staff de 1,14 serveur par heure.
> En réduisant leur masse salariale en moyenne de 1,14 serveur par heure, les restaurants en question économisaient quelque 20% de leurs coûts salariaux.
> Quand le nombre de serveurs était optimal, chacun d'eux parvenait à accroître le nombre de commandes passées par les clients. Une progression évaluée à +1,46 commande par heure par rapport à la moyenne, qui est en temps normal de 4,3 commandes par heure. Un bond de près de 35%.
Les deux chercheurs ont poussé leurs calculs un peu plus loin, histoire de voir ce qu'il se passait si l'on en demandait encore plus aux serveurs. Ils ont découvert qu'il existait un «point de saturation» à partir duquel la performance individuelle et collective se mettait à chuter. Ils ont ainsi démontré l'absurdité mathématique – et humaine – du fameux «pressage de citron»…
Que retenir de cette étude? Qu'en supprimant un joueur de son équipe de 6 serveurs, un restaurant pouvait accroître d'un coup ses ventes de 35% et réduire ses coûts salariaux de 20%? Qu'on peut donc toujours faire mieux avec moins?
Mais non! L'important n'est pas dans ces chiffres. L'important, c'est qu'une chaîne de restaurants qui a une longue expérience de son métier a réussi à devenir nettement plus efficace en appliquant une nouvelle méthode de gestion, une méthode qui a priori semblait absurde (on imagine d'ici la réaction de l'équipe : «Quoi?! L'ordinateur nous dit de tout faire avec Roger en moins? Y croit qu'on va faire sa job à sa place? Et sans gagner plus?»).
De fait, rares sont les innovations en matière de service dans les restaurants. Le scénario est presque toujours le même : un bonjour, une invitation à choisir une table, un moment d'attente le temps que les clients s'installent, l'offre de la carte, un moment d'attente le temps que les clients choisissent leurs plats, le remplissage des verres d'eau, la proposition d'un apéritif, etc. Mais là, avec un joueur de moins que d'habitude, les équipes ont dû improviser et changer leurs façons de faire. Elles ont dû déroger aux règles établies, par la force des choses. Et le service en a été clairement amélioré!
Par conséquent, les serveurs ont dû se prendre en mains pour relever un défi qu'il leur paraissait difficilement surmontable. Ils ont eu carte blanche pour cela (l'expérience était présentée par la haute direction comme une opération pilote). On leur a fait confiance, et cela a été payant pour tout le monde.
Inspirant, n'est-ce pas? Comme quoi, il ne faut jamais négliger le pouvoir de l'innovation, surtout là où l'on croit qu'elle est impossible. C'est en scrutant les plus petits détails – là où le diable est supposé se dissimuler – que l'on peut dénicher des merveilles…
En passant, l'écrivain irlandais James Joyce a dit dans son Ulysse : «Dieu a fait l'aliment ; le diable, l'assaisonnement».
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