BLOGUE. Sans nul doute, vous avez remarqué, comme moi, que la grosse mode en matière de management est la neuroscience. C’est-à-dire l’étude du cerveau pour mieux comprendre comment nous pensons, décidons et agissons, et par suite, mieux apprendre à gérer les comportements au travail. Bien. Très bien. Très très bien. Mais, on peut tout de même s’interroger : «Nous autres, les êtres humains, ne sommes-nous qu’un cerveau ambulant?»…
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Ça ne prend pas la tête à Papineau pour répondre à cette interrogation : non, nous ne sommes pas qu’un cerveau enrobé de chairs lui permettant d’évoluer dans son environnement. Nous sommes, disons, une âme et un corps. Du moins si l’on en croit la longue tradition de pensées occidentales. Eh oui, nous avons la fâcheuse tendance à l’oublier, mais nous sommes… un corps. Et ce dernier influe sur notre âme, donc sur chacune de nos réflexions et sur chacun de nos faits et gestes.
D’où une nouvelle question : «Dans quelle mesure, en matière de management, tient-on véritablement compte du corps?». Hum… Pas évident de répondre à ça, n’est-ce pas? Il y a certes des éléments de réponse ici et là, quand on y pense bien, mais pas d’évidence qui saute aux yeux.
Cette difficulté à répondre, rassurez-vous, nous ne sommes pas les premiers à l’éprouver. Une personne dont vous n’avez peut-être pas encore entendu parler l’a ressentie bien avant nous, il y a de cela quelques années. Une personne qui, je crois, va marquer le domaine de la recherche en matière de management. Ni plus ni moins. Il s’agit de… Modupe Akinola.
Modupe Akinola? Cette jeune femme enseigne le management à la Columbia Business School. Et elle a récemment signé une étude palpitante sur le sujet, intitulée Measuring the pulse of an organization : Integrating physiological measures into the organizational scholar’s toolbox. Dans celle-ci, elle montre que l’on aurait tout à gagner, quand on dirige une équipe ou carrément une entreprise, à s’intéresser à la physiologie…
La physiologie? Cette science consiste essentiellement à étudier le fonctionnement des organismes vivants, et ce, dans les plus infimes détails. Par exemple, cela peut être l’étude du bras (sa fonction; son organisation mécanique, physique et biochimique; etc.), tout comme celle d’une de nos minuscules cellules. À noter que la physiologie s’intéresse aussi aux interactions entre l’organisme vivant étudié et son environnement immédiat.
«Adopter une approche physiologique de l’individu au travail permet d’enrichir l’approche psychologique, devenue maintenant classique. J’ai une manière très simple de l’illustrer : au lieu de se contenter de ce que disent ces personnes sur ce qu’elles ressentent quand elles travaillent (stress, découragement, etc.), on pourrait très bien vérifier si ce qu’elles disent correspondent, ou pas, à la vérité. Comment? En effectuant des mesures physiologiques, comme des mesures cardiovasculaires pour évaluer le niveau de stress réel d’une personne», explique Mme Akinola, dans une entrevue diffusée sur le site Web de Columbia.
Lumineux, n’est-ce pas? C’est également ce que s’est dit la jeune chercheuse, en décidant du jour au lendemain de s’investir à fond dans ce projet.
Pour commencer, elle a fait le tour des secteurs d’étude de la physiologie, et en a identifié trois porteurs :
> Cardiologie. Cette spécialité médicale se consacre au cœur et à ses troubles. Par extension, elle s’intéresse aussi aux problèmes vasculaires.
> Neuroendocrinologie. C’est l’étude des hormones produites par le système nerveux. Elle s’intéresse à toutes les formes d’interactions entre le système nerveux et le système endocrinien, comme l’effet de certaines hormones sur notre système nerveux afin que nous nous adaptions rapidement à une situation donnée (danger, etc.).
> Électrodermatologie. C’est l’étude de l’activité électrodermale du corps, à savoir l’activité électrique biologique enregistrée à la surface de la peau, laquelle reflète la transpiration et l’activité du système nerveux autonome. C’est grosso modo le principe du détecteur de mensonge : notre corps a parfois des réactions incontrôlées qui contredisent nos propos.
Pourquoi ces trois? Parce qu’ils concernent des sujets chauds pour le management : par exemple, l’analyse physiologique du cœur permet d’en savoir plus sur «nos émotions, notre motivation, notre attention, ou encore nos vulnérabilités physiques et mentales», indique la chercheuse dans son étude.
Puis, Mme Akinola a procédé à des tests pour valider la pertinence de son intuition. L’une de ses premières expériences visait à explorer le concept du narcissisme, ce travers dont nous souffrons tous plus ou moins, qui veut que l’on attache une importance excessive à l’image que nous avons de nous-mêmes. «On pourrait dire que le narcissisme une bonne chose au travail, si on le considère comme le fondement de la confiance en soi. Le narcissique se croit meilleur que les autres, il doute moins quand il convient de prendre une décision, etc. Il semble donc avoir un net avantage sur ceux qui ne sont pas comme lui. Mais cela est-il vrai?», lance la chercheuse.
Pour le savoir, elle a composé deux groupes de personnes, l’un composé de personnes hautement narcissiques, l’autre d’individus très peu narcissiques. Et elle a soumis chaque participant à un feedback très négatif, sous la forme d’un entretien individuel très dévalorisant, voire humiliant, sur leurs capacités professionnelles. Après cela, les narcissiques ont affirmé que le feedback n’avait pas été stressant pour eux et qu’ils se sentaient nullement atteints par les critiques formulées. Inversement, les autres ont dit en avoir été blessés au plus profond d’eux-mêmes, au point de se sentir maintenant très stressés.
«Mais voilà, quand j’ai comparé la pression artérielle moyenne des deux groupes, j’ai noté des résultats étonnants. Les narcissiques étaient ceux dont la pression artérielle avait le plus bondi durant le feedback, signe physiologique qu’ils avaient été en réalité les plus touchés par ce qui avait été dit de mal sur eux. Conclusion : les narcissiques sont en fait les plus vulnérables, le narcissisme n’est donc pas le fondement de la confiance en soi», explique Mme Akinola.
Intrigant, non?... La physiologie semble par conséquent permettre d’éviter nombre d’erreurs de jugement. Et ce, dans quantité de domaines, d’après la professeure de Columbia : «On peut penser à la confiance qu’inspire un leader, à la réaction des membres d’une équipe en situation de compétition, à ce qui se passe au moment d’une négociation, ou encore aux conflits de travail. Les voies à explorer sont multiples, j’en suis persuadée», dit-elle.
Voilà. Modupe Akinola est en quelque sorte une pionnière. Elle est partie à la découverte d’un champs d’étude quasiment inconnu, à tout le moins méconnu ou négligé. Ses premières trouvailles paraissent renversantes. Pourvu qu’elle puisse poursuivre comme elle l’entend!
En passant, Hubert Reeves a dit dans L’Espace prend la forme de mon regard : «Pour explorer le champ des possibles, le bricolage est la méthode la plus efficace»…
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