Joseph Stiglitz. Vous avez sûrement déjà entendu parler de lui, même si vous ne savez pas trop bien de qui il s'agit. Eh bien, ce conseiller du président américain Bill Clinton a reçu le "prix Nobel" d'Économie en 2001, juste après avoir claqué la porte de la Banque mondiale dont il était l'économiste en chef. Il est dès lors devenu célèbre pour ses coups de gueule contre les grandes instances internationales (FMI, etc.), qu'il considère comme des menaces pour la bonne tenue de l'économie mondiale. Et surtout pour ses bestsellers comme Quand le capitalisme perd la tête (2003), Le triomphe de la cupidité (2010) et Le prix de l'inégalité (2012).
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Nullement altermondialiste comme voudraient le cataloguer certains, Joseph Stiglitz est en fait l'un des fondateurs du néokeynésianisme, qui estime que les marchés ne s'équilibrent pas rapidement d'eux-mêmes, en suivant la loi de l'offre et de la demande. Car, pour les néokeynésiens, les salaires et les prix ne sont pas flexibles, mais visqueux. Et cette viscosité tient aux imperfections dans la diffusion des informations.
Pourquoi est-ce que je vous parle de lui aujourd'hui? Parce que j'ai réussi à mettre la main sur son tout dernier article scientifique, qu'il a signé en tant que professeur d'économie à Columbia (États-Unis). Un article passionnant pour qui se pique de leadership et de management. Un article d'autant plus remarquable qu'il traite d'un champ de connaissances que le prix Nobel d'économie n'avait guère abordé jusqu'à présent, à savoir celui de l'innovation.
Cet article est intitulé Leaders and followers: Perspectives on the Nordic Model and the economics of innovation. Non seulement pétille-t-il littéralement d'intelligence, mais aussi présente-t-il des idées fascinantes pour qui entend innover plus que jamais, et ce, qu'il soit le numéro 1 ou le numéro 2 ou 3 dans son secteur d'activité. Voici de quoi il s'agit…
M. Stiglitz est parti d'un constat : en matière de productivité, il y a toujours de grandes différences entre entreprises et même entre pays. Pourtant, la théorie économique néoclassique voudrait que les écarts aillent en diminuant au fil du temps. Et force est de noter que c'est loin d'être le cas.
Il a alors ressenti l'envie de réfléchir en profondeur à ce sujet, plus précisément de regarder ce qui faisait que certains – pays ou entreprises – innovaient plus et mieux que les autres. Il s'est ainsi posé trois questions :
> Modèle économique. Existe-t-il un modèle économique plus propice que les autres à l'innovation? Et se pourrait-il que ce soit le modèle nordique, c'est-à-dire celui des pays nordiques (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède), réputés pour combiner harmonieusement économie de marché et protection sociale?
> Ruée vers l'innovation. Quand il faut innover, le leader doit-il s'y prendre d'une certaine manière, afin de s'assurer de rester devant la meute? Et les autres, soit les numéros 2 et 3, doivent-ils s'y prendre d'une toute autre manière que celle du leader, s'ils souhaitent rattraper leur retard sur le numéro 1?
> Hypothétique équilibre. Existe-t-il une situation d'équilibre, où le leader reste le leader et les autres continuent de jouer les seconds rôles, tout en innovant chacun de manière optimale? Et comment s'inscrit le modèle nordique par rapport à cet hypothétique équilibre?
Pour répondre à tout cela, le prix Nobel d'Économie a concocté un modèle de calcul économétrique permettant d'analyser la meilleure stratégie à adopter par les différents acteurs considérés. Ce modèle de calcul visait dans un premier temps à vérifier l'existence d'une manière optimale de trouver et de concrétiser des idées neuves, tant pour les entreprises que pour les pays. Et dans un second temps, à regarder si, quand il s'agit d'innover, les numéros 2 et 3 ont tout intérêt à converger vers cette manière-là, ou au contraire à emprunter une autre voie, dans l'espoir de court-circuiter le numéro 1.
Cette approche simple, mais originale, lui a permis de faire de splendides trouvailles :
> Un coût élevé. Quand on est le numéro 2 ou 3 de son secteur d'activités, il est toujours possible de rattraper le leader et même de la dépasser, mais cela présente un coût. Un coût élevé qui peut se traduire, par exemple, par l'embauche à prix d'or de petits prodiges, ou bien par l'acquisition de nouvelles technologies permettant de surclasser la concurrence. La question est, de toute évidence : «Ce coût en vaut-il la peine?».
> Un coût qui n'en vaut pas la peine. Le modèle de calcul de Stiglitz montre que ce coût-là est exorbitant, en général. Mieux vaut, en vérité, viser la situation d'équilibre, celle où chacun ne gaspille pas ses forces et ses ressources à grappiller une place dans le palmarès des plus performants, mais les utilise à bon escient pour innover de manière optimale. Car la véritable course est une course à l'innovation, non pas une course entre adversaires. L'idée est d'être le meilleur possible, pas d'être le premier. Une nuance de taille.
> Une voie parallèle. Lorsque le leader redouble d'efforts pour innover encore et toujours – dans l'optique de demeurer le numéro 1 –, il laisse toujours derrière lui une trace. Il dissémine ici et là, sur son passage, des idées nouvelles dont peuvent tirer profit ceux qui le suivent. Un gain que ces derniers peuvent engranger sans trop d'efforts et de ressources. D'où l'intérêt, pour les numéros 2 ou 3, d'avoir un œil sur ce qu'entreprend le leader, et de glaner certaines de ses idées neuves et délaissées. Mais il leur faut prendre garde de ne surtout pas se contenter de suivre le leader à la trace, passivement, en se contentant de ses miettes. L'idéal pour eux est de choisir leur propre voie pour innover, une voie non pas en sens inverse, mais, disons, parallèle. Bref, il leur faut accepter que le leader donne le ton, sachant que c'est à partir de celui-ci qu'ils seront en mesure de trouver la meilleure mélodie qui soit.
> Les atouts insoupconnés de l'humain et du partage. Des modèles économiques existants aujourd'hui, le meilleur est vraisemblablement le modèle nordique, lorsqu'il s'agit d'innover. Pourquoi? Parce que celui-ci mise à la fois sur l'humain et sur le partage. L'humain, car seul de lui naît l'étincelle de génie. Et le partage, car ce modèle veille à ce que chacun soit en mesure d'apporter aux autres le meilleur de lui-même. Et cela est vrai pour tous, y compris le numéro 1. «Le modèle nordique, du fait qu'il permet à chacun de bénéficier de l'innovation et de la croissance économique qui en découle, crée un cercle vertueux : il facilite l'innovation, en l'encourageant par des mesures politiques appropriées; et il s'assure que les bénéfices découlant de l'innovation soient harmonieusement partagés entre tous les citoyens, afin que chacun puisse à l'avenir exprimer tout son potentiel créatif», souligne-t-il dans son étude.
Passionnant, n'est-ce pas? Mais, minute… Je vous vois venir… Une idée vous est venue en tête… La suivante : «OK, et les États-Unis, dans tout ça? C'est loin d'être un modèle nordique, avec son capitalisme "sauvage". Et pourtant, ils sont le numéro 1 mondial en matière d'innovation. Alors?»
Excellente interrogation. Laquelle est, bien sûr, venue à l'esprit du professeur de Columbia. Il y consacre d'ailleurs une grande partie de son étude. Voici, en substance, sa réponse…
Il est indéniable que les États-Unis brillent par leur créativité. Mais cela n'est pas le fruit de la liberté totale qui y est laissée aux innovateurs, mais plutôt d'un «accident de l'Histoire». Au 19e siècle, nos voisins du Sud n'étaient pas du tout le pays le plus innovant du monde. Il a fallu le concours de plusieurs circonstances pour qu'il le devienne : des mesures gouvernementales soutenant des secteurs économiques clés; un effondrement financier et économique forçant de changer les façons de faire; des universités à la fine pointe de la recherche; etc.
En conséquence, les États-Unis sont de nos jours un géant de l'innovation, mais un géant aux pieds d'argile. Car il a écarté, dans sa ruée vers la première place, la dimension humaine de l'innovation. En vérité, la dimension fondamentale d'un progrès optimal. «Sa longue domination mondiale est maintenant menacée, même si la plupart des Américains n'en sont pas encore conscients», indique M. Stiglitz.
Un exemple? La Corée du Sud. En l'espace de quelques décennies, elle est devenue l'un des pays où l'on innove le plus dans le monde. Longtemps caractérisée par ses chaebol, ces conglomérats comme Samsung et Hyundai qui concentraient toute l'innovation du pays en leur sein, elle pétille actuellement d'ingéniosité grâce à la multiplication des startups. Une multiplication favorisée par le gouvernement, qui a récemment accordé une enveloppe de 3,2 milliards de dollars pour le soutien au développement de celles-ci durant les trois prochaines années. «L'avènement de la Corée du Sud comme pays d'innovation a été possible parce qu'elle a su trouver de faibles coûts pour rattraper les leaders, et même pour commencer à les surclasser dans certains domaines», explique l'économiste américain, qui voit là une confirmation éclatante de la justesse de son modèle de calcul.
Bon. Maintenant, que retenir de cette étude de Joseph Stiglitz? S'il n'y avait qu'une chose, ce serait celle-ci, à mon avis :
> Qui entend voir son équipe briller comme jamais par sa créativité se doit de miser à la fois sur l'humain et sur le partage. Parce que les idées neuves sont toujours dans les airs, et le meilleur moyen de les attraper en plein vol, c'est de se doter de personnes sensibles, les seules capables de les voir flotter autour de nous tous et de les capturer d'un habile coup de filet. Comme autant de papillons magiques. Et parce qu'il est vital, ce faisant, de veiller à répartir équitablement les fruits de l'innovation, sans quoi les uns et les autres finiront par voir leur créativité dépérir. Irrémédiablement.
En passant, le roi de France Henri IV aimait à dire : «Les grand mangeurs et les grands dormeurs sont incapables de quelque chose de grand».
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