BLOGUE. «Quelle interrogation ridicule! Bien sûr que non, l'altruisme ne nuit pas à la coopération. Car il ne peut pas y avoir de vraie coopération sans une bonne dose d'altruisme.» Cette réflexion, j'en suis sûr, vous est venue spontanément. Et vous avez même douté un instant de la pertinence de continuer votre lecture. Pas vrai?
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Mais voilà, votre sempiternelle curiosité vous a poussé à poursuivre tout de même. Comme moi, lorsque j'ai découvert une étude justement intitulée Can altruism hinder cooperation?, signée par Keisuke Nakao, professeur d'économie à l'Université d'Hawai'i à Hilo (États-Unis). Et ce que j'y ai découvert m'a fasciné, tout comme vous-même devriez bientôt l'être.
Ainsi, le chercheur est tombé, il n'y a pas longtemps, sur une étude qui l'a interpellé. Celle-ci mettait au jour un comportement a priori étrange de la part de certains bénéficiaires du microcrédit, ce système qui permet d'attribuer des prêts de faible montant à des entrepreneurs ou des artisans qui ne parviennent pas à décrocher des prêts bancaires classiques, un système qui a notamment permis au Bangladais Muhammad Yunus de remporter le prix Nobel de la paix en 2006. Quel comportement? Eh bien, le fait que plus le prêteur et l'emprunteur se connaissent personnellement, plus le risque que l'emprunteur fasse défaut s'accroît.
M. Nakao s'est demandé comment on pouvait expliquer un tel comportement. Et pour en avoir une idée, il a pensé à recourir au «dilemme du prisonnier», un classique de la théorie des jeux. Quelques éclaircissements s'imposent…
Le dilemme du prisonnier caractérise les situations où deux joueurs auraient tout intérêt à coopérer, mais où les incitations à trahir l'autre sont si fortes que la coopération n'est jamais choisie par un joueur rationnel. Albert Tucker, un mathématicien américain d’origine canadienne, le présentait sous la forme d’une histoire…
Deux suspects (en réalité, les deux responsables du crime) sont arrêtés par la police. Le hic? Les agents n'ont pas assez de preuves pour les inculper, donc ils les interrogent séparément en leur faisant la même offre : «Si tu dénonces ton complice et qu'il ne te dénonce pas, tu seras remis en liberté et l'autre écopera de 10 ans de prison. Si tu le dénonces et lui aussi, vous écoperez tous les deux de 5 ans de prison. Et si personne ne se dénonce, vous aurez tous les deux 6 mois de prison». Chacun des prisonniers a alors logiquement la réflexion suivante à propos de son complice :
• « Dans le cas où il me dénoncerait :
- Si je me tais, je ferai 10 ans de prison ;
- Mais si je le dénonce, je ne ferai que 5 ans. »
• « Dans le cas où il ne me dénoncerait pas :
- Si je me tais, je ferai 6 mois de prison ;
- Mais si je le dénonce, je serai libre. »
Et de conclure : «Quel que soit son choix, j'ai donc intérêt à le dénoncer».
Si chacun des complices suit effectivement ce raisonnement, ils écoperont de 5 années de prison, l’un comme l’autre. Mais voilà, s'ils étaient tous deux restés silencieux, ils n'auraient écopé que de 6 mois chacun.
Cette histoire montre qu’être purement rationnel et individualiste ne mène pas toujours à la meilleure solution, et donc que la coopération a du bon.
Bien. Maintenant, revenons à nos moutons. M. Nakao s'est dit qu'il serait peut-être intéressant de glisser une variable dans cette équation, à savoir l'altruisme. C'est-à-dire si l'on considérait que les deux prisonniers ne se souciaient pas uniquement de leur petite personne, mais aussi du sort de l'autre.
Le chercheur a par conséquent concocté un modèle de calcul économétrique visant à simuler ce qui se passerait dans le dilemme du prisonnier si l'on introduisait la variable de l'altruisme. Ce qui lui a permis de faire deux belles trouvailles :
> Du pour. L'altruisme modère la tentation de l'emprunteur de faire défaut. Pourquoi? Parce que l'emprunteur, dès lors, ne pense plus en fonction de lui-même, mais aussi en fonction de l'autre. Du coup, il veille à rembourser ses dettes, afin de ne pas mettre son ami en difficulté.
> Du contre. L'altruisme accroît la tentation de l'emprunteur de faire défaut. Pourquoi? Parce que ce qui l'incite à ne pas rembourser ses dettes, c'est qu'il pense que le risque d'être puni pour cela va en diminuant à mesure qu'il connaît le prêteur : «Mon ami ne me sanctionnera jamais pour ça. Car il sait que cela reviendrait à me maintenir la tête sous l'eau. Et c'est quelque chose qu'il ne me fera jamais, même si je ne suis pas correct avec lui», pense-t-il alors.
Autrement dit, à partir du moment où l'altruisme entre en ligne de compte, celui-ci se traduit par l'apparition de deux forces contraires en matière de coopération. D'une part, l'altruisme pousse à la coopération, parce que chacun a le souci de l'autre. D'autre part, il nuit à la coopération, parce que chacun sait que l'autre rechignera à le sanctionner pour un comportement inadéquat.
La question saute aux yeux : l'une des deux forces l'emporte-t-elle sur l'autre? M. Nakao se l'est, bien entendu, posée. Voici ce qu'il a trouvé :
> Coûts marginaux. C'est, en fait, une question de "coûts marginaux". De quoi? De coûts marginaux, soit ce qu'il en coûte à l'emprunteur à mesure qu'il fait de plus en plus défaut. Si l'emprunteur réalise que la sanction encourue ne va pas croissante échéance après échéance, il se met à considérer qu'il est "gagnant" pour lui de continuer à faire défaut. Dès lors, la force négative de l'altruisme se met à l'emporter sur la force positive.
> Extrêmes. C'est lorsque le prêteur et l'emprunteur sont tous deux des personnes moyennement altruistes que la coopération est la plus faible. Mieux vaut, en fait, des extrêmes ensemble – par exemple, un égoïste et un altruiste – que des modérés ensemble. La raison en est que les freins à la collaboration sont plus forts quand les deux sont partagés entre l'altruisme et l'égoïsme que lorsqu'ils sont clairement dans deux camps distincts.
Que retenir de tout cela? C'est simple :
> L'altruisme peut nuire à la coopération. Cela se produit lorsque nous confondons générosité et naïveté. En effet, être altruiste, ce n'est pas fermer les yeux sur les mauvais comportements d'autrui, en particulier à notre égard. Être altruiste, c'est aider et respecter, pour ne pas dire aimer, autrui comme nous nous aimons nous-mêmes. Et qui aime bien châtie bien, dit-on.
En passant, le penseur français du XXe siècle Jean Rostand disait : «L'altruisme est souvent un alibi».
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