BLOGUE. Tout créateur est attaché à son œuvre comme s’il s’agissait d’une partie de son être. Oui, comme si c’était son bébé. C’est physique, c’est psychique, c’est complètement irrationnel, c’est plus fort que lui. Et ce, que l’on soit un écrivain, un peintre, un musicien, ou encore… un entrepreneur. Pas vrai?
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Alors quand survient le moment où il faut se détacher de son œuvre – parce qu’on aura beau travailler encore dessus, cela ne l’améliorera plus guère -, le créateur vit un profond déchirement. Il doit laisser sa création évoluer sans lui, pour ne pas dire voler de ses propres ailes, et sentir, impuissant, son cœur se déchirer en mille morceaux. Certes, il aura la fierté de constater que ce qu’il a fait est grand et beau, mais à l’intérieur de lui, tout va se nouer d’un coup, comme s’il allait mourir sur place de cette séparation. Et il aura un dernier réflexe, quasi-incontrôlable, de préserver un lien, même ténu, avec son œuvre. D’un moyen ou d’un autre.
Comment cela se traduit-il pour l’entrepreneur qui part à la retraite? Bien souvent, par l’envie de confier les rênes de son entreprise à l’un de ses enfants. Pour plein de raisons : son fils chéri ou sa fille adorée est une personne exceptionnelle; cet enfant a grandi avec l’entreprise et en connaît tous les ressorts; il a de l’ambition, et c’est justement ce qu’il faut pour développer l’entreprise dans les prochaines années; etc. Mais voilà, toutes ces raisons sont-elles bonnes? La réponse est «non, pas franchement».
Comment puis-je être aussi catégorique? Parce que je m’appuie sur une étude solide, intitulée Inherited control and firm performance et signée par Francisco Pérez-González, professeur de finance à Stanford. La conclusion de celle-ci est lapidaire : «Confier le poste de PDG à l’un des membres de sa famille a souvent un effet désastreux pour l’entreprise elle-même»…
Ainsi, M. Pérez-González a scruté à la loupe 335 entreprises américaines cotées en Bourse durant des années de transition, à savoir pendant une période de temps où s’effectuait un roulement au poste de PDG. Ces entreprises avaient de surcroît une particularité très spécifique : elles étaient détenues par la famille fondatrice ou bien par un tout petit nombre de propriétaires. De celles-ci, 122 (soit 36%) vivaient le cas d’une relève par la parenté, c’est-à-dire que le PDG sortant avait un lien par le sang ou par le mariage avec la personne qui lui succédait.
Pour commencer, le chercheur a évalué la performance financière de chacune de ces 335 entreprises, en tenant compte de multiples critères. Par exemple, il a analysé les actifs qui permettent de créer de la valeur (operating return on assets (Oroa), en anglais), ce que chaque dollar dépensé rapporte effectivement (net income to assets), ou encore la différence entre ce que valent les actifs sur le marché et ce qu’ils valent dans les livres comptables (book-to-market ratio). Et il a affiné les résultats trouvés de la sorte en les ajustant à ceux en vigueur dans le même type de secteur économique et à ceux d’entreprises comparables.
Résultat? «Les entreprises qui nomment au poste de PDG un membre de la famille de celui qui s’en va enregistrent une performance financière nettement inférieure à celles des autres», indique l’étude. De fait, trois années après la nomination du nouveau PDG, l’Oroa affiche en moyenne une performance inférieure de 14%. Idem pour le book-to-market ratio, cette fois-ci inférieur en moyenne de 16%.
M. Pérez-González ne s’est, bien entendu, pas contenté de ce seul constat. Il a cherché à comprendre ce qui pouvait expliquer une telle différence. Il a notamment considéré qu’on ne pouvait pas mettre dans le même sac tous les PDG liens par le sang ou le mariage au PDG sortant, ce qui l’a amené à étudier leur cursus professionnel. Il a alors vu que certains avaient suivi des études poussées, et d’autres pas.
Cela fait-il une différence? «C’est le jour et la nuit! La performance des entreprises dont le nouveau PDG est issu de la famille et n’a pas beaucoup étudié est catastrophique. L’Oroa comme le book-to-market ratio sont quelque 25% inférieurs à ceux des entreprises dont le PDG n’a aucun lien particulier avec le PDG sortant», indique le chercheur dans son étude, en soulignant que cela concernait 54 cas (soit 45% des entreprises dont le nouveau PDG est issu de la famille du dirigeant sortant).
En ce qui concerne l’autre catégorie (les nouveaux PDG liés à la famille et qui ont suivi des études universitaires), la performance est grosso modo comparable à celle des entreprises dirigées par un PDG sans lien avec l’ex-dirigeant. «Ça donne l’impression que le fait d’avoir un diplôme universitaire revient au même que d’avoir à faire ses preuves pour décrocher le poste de PDG dans la plupart des cas», avance le chercheur.
Par conséquent, le népotisme peut avoir un coût énorme pour une entreprise. Oui, user de son pouvoir ou de son influence pour assurer la promotion de ses proches est rarement un bon calcul, à moins d’être sûr et certain que la personne ainsi promue est à même de remplir la mission qui lui est confiée. «L’idéal est, dans le cas présent, de demander l’aval d’actionnaires minoritaires sans lien familial avec qui que ce soit quant au choix du nouveau PDG», suggère M. Pérez-González.
Yvon Gattaz, un ex-président du Conseil national du patronat français, a dit, un jour, lors d’un entretien accordé à France Culture : «Pour la succession des entreprises familiales, les patrons se partagent en deux catégories : ceux qui croient que le génie est héréditaire et ceux qui n’ont pas d’enfant»…
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