BLOGUE. Quand on vole de succès en succès, on se sent naturellement pousser des ailes. On trouve que la vie est belle et que l'avenir est radieux. Mais voilà, tandis qu'on est sur son petit nuage, se soucie-t-on tout autant qu'auparavant des autres, de ceux qui restent les pieds sur terre en dépit de tous leurs efforts pour atteindre les cieux? Pis, ne se mettrait-on pas dès lors à les regarder de haut?
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Cette interrogation existentielle a préoccupé huit chercheurs : Frank Krueger, codirecteur du Centre d'étude en neuroéconomie de l'Université George-Mason (États-Unis); Ruolei Gu, professeur de psychologie à l'Académie chinoise des sciences à Beijing (Chine); Yue-Jia Luo, doyen de l'École du cerveau et des sciences cognitives de l'Université normale de Beijing (Chine), assisté de ses étudiants Chunliang Feng, Yi Luo, Xueyi Shen et Tengxiang Tian; et Lucas Broster, étudiant en science comportementale à la faculté de médecine de l'Université du Kentucky (États-Unis). Dans le cadre de leur étude intitulée The flexible fairness: Equality, earner entitlement, and self-interest, ils ont regardé si notre comportement changeait à partir du moment où l'on affichait une performance meilleure ou moins bonne qu'autrui.
Pour ce faire, les huit chercheurs ont procédé à trois expériences. Dans la première, il a été demandé à 67 volontaires de s'installer chacun dans une salle fermée, face à un ordinateur. Là, on leur disait qu'un autre participant était dans une salle voisine et qu'il allait falloir jouer à différents jeux avec lui, sachant que les meilleurs empocheraient davantage d'argent de poche que les autres.
Pour commencer, 100 points rouges apparaissaient sur l'écran en une fraction de seconde, répartis à gauche et à droite d'un trait central. Il fallait alors dire via le clavier s'il y avait plus de points rouges à droite ou à gauche, sans se tromper. Puis, il était indiqué à chaque participant s'il avait donné la bonne ou la mauvaise réponse, et ce qu'il en était pour l'autre.
Ce que les participants ne savaient pas, c'était qu'il n'y avait pas d'adversaire, ni même de jeu : le résultat était truqué, car il ne visait qu'à conditionner le participant pour qu'il se sente plus ou moins performant qu'autrui, ou encore sur un plan d'égalité avec lui.
Chacun devait ensuite se livrer à une centaine de parties de deux jeux similaires :
> Le jeu du dictateur. L'un est désigné comme le dictateur, et détient tout l'argent disponible; l'autre est totalement passif et ne joue pas. Le dictateur doit décider quelle part d'argent il garde et quelle part il attribue à l'autre. (Ce jeu est un classique de l'économie comportementale et montre que nous ne sommes pas des personnes purement rationnelles, car les dictateurs donnent en général 20% de leur argent à l'autre).
> Le jeu de l'ultimatum. Comme dans le jeu du dictateur, le joueur A, qui détient tout l'argent disponible, doit décider quelle part d'argent il garde et quelle part il attribue à l'autre. Mais là, le joueur B n'est pas passif : il doit décider si l'offre faite par A lui convient, ou pas. Si elle lui convient, le deal est conclu. Si elle ne lui convient pas, personne ne gagne quoi que ce soit, et donc, le joueur A perd tout. (Dans le cas présent, de précédentes études montrent qu'en général l'offre est rejetée 1 fois sur 2 lorsque celle-ci est inférieure à 30%.)
On le voit bien, la particularité de cette expérience est qu'entre en ligne de compte une donnée fondamentale : les deux joueurs ne sont pas sur un pied d'égalité d'un point de vue psychologique. Par exemple, il y a des cas de figure où le participant se sent performant, d'autre cas où il se sent performant et supérieur, d'autres cas encore où il se sent moins bon qu'autrui, etc.
Est-ce que tout cela a changé quoi que ce soit aux résultats que donnent habituellement ces deux jeux? Oui, et les résultats sont fort instructifs :
> Quand ils se sentent moins performants que l'autre, les participants se montrent plus généreux dans leurs offres de partage d'argent.
> Quand ils se sentent moins performants que l'autre, les participants acceptent plus facilement des offres qu'en temps normal ils auraient refusées.
> Quand ils se sentent plus performants que l'autre, les participants sont moins disposés à faire une offre équitable (50/50).
> Ceux qui se sentent plus performants que l'autre tiennent davantage compte de leur performance dans leur prise de décision que ceux qui se sentent moins performant que l'autre.
Ce n'est pas tout. Les deux autres expériences, qui étaient inspirées de la première, ont permis aux huit chercheurs de découvrir que :
> Ceux qui se sentent plus performants sont plus prompts à faire une offre injuste à l'autre (90/10) que ceux qui se sentent moins performants.
> Ceux qui se sentent plus performants sont surtout motivés dans leur prise de décision par la recherche de leur propre intérêt. Ils tiennent donc moins compte de ce qu'il advient d'autrui suite à leur décision. C'est-à-dire qu'ils se montrent moins empathiques.
Enfin, ils ont affiné leur analyse pour dénicher trois autres belles trouvailles :
> Quand les participants se sentent plus performant que l'autre, ils trouvent plus aisément "justes" des offres qu'ils font qui sont pourtant "injustes".
> Quand les participants se sentent aussi performants que l'autre, ils ont une vision correcte de ce qui est une offre "juste" (50/50).
> Quand les participants se sentent moins performants que l'autre, ils trouvent plus aisément "justes" des offres qui leur sont faites et qui pourtant sont "injustes".
Bon. Que retenir de tout cela, maintenant? Ceci, à mon avis :
> Être performant rend moins empathique, et même méprisant. Nous avons dès lors tendance à nous montrer plus dur à l'égard d'autrui, pour ne pas dire injuste. Et ce, à notre insu.
Peut-on éviter de tomber dans ce piège psychologique? Oui, peut-on être performant et rester quelqu'un de bien? Bien entendu. La solution est, somme toute, assez simple :
> Redoubler d'attentions et de gentillesses. À partir du moment où l'on sait que la performance nous change, on est en mesure d'être plus vigilant que d'habitude quant à notre comportement envers autrui. À nous, donc, de redoubler d'attentions et de gentillesses, et tout devrait aller pour le mieux.
En passant, le philosophe français Montesquieu aimait à dire, pince-sans-rire : «La plupart des mépris ne valent que le mépris».
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