BLOGUE. On le sait bien, la corruption est reine partout. Et pour les naïfs qui se refusaient à le voir, la Commission Charbonneau n'a pas fini de leur écarquiller les yeux, avec son festival quotidien de corrompus et de corrupteurs, qui affirment sans ciller les uns après les autres que ce ne sont pas de «menus cadeaux» (des bouteilles de vin, des tickets de matches de hockey, des nuits avec des créatures de rêve, des voyages de golf dans les Caraïbes, etc.) qui peuvent moindrement influencer une personne.
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Mais vous êtes-vous posé la question qui tue? Oui, celle-ci : «Et moi, si on me proposait un "menu cadeau", je réagirais comment?» J'imagine que non, ou plus précisément, qu'elle vous a, un jour, effleuré l'esprit, mais que la réponse est venue immédiatement : «Non, non, non. Je ne mange pas de ce pain-là, moi. Je ne serais plus capable de me regarder, le matin, dans le miroir, et encore moins d'affronter les regards déçus et honteux de mes proches». Bref, vous avez refusé de vraiment poser la question.
Voulez-vous que je vous donne la réponse? Oui? Vous êtes sûrs? Bon. Elle se trouve dans une étude passionnante, You owe me, signée par deux professeurs d'économie : Ulrike Malmendier, de Berkeley (États-Unis); et Klaus Schmidt, de l'Université Louis-et-Maximilien de Munich (Allemagne). Et je vais de ce pas la partager avec vous…
Ainsi, il a été demandé à 24 personnes de se prêter à un petit jeu. Le scénario était le suivant : celle qui interprétait le rôle du dirigeant devait prendre une décision quant à l'attribution d'un contrat, et devait choisir entre deux propositions intéressantes ; avant de trancher, elle recevait un "menu cadeau" de la part d'un des deux candidats, sans aucune condition. Très simple, n'est-ce pas?
L'expérience a été répétée une vingtaine de fois par chacun des participants, en jouant différents rôles, et parfois même avec une variante, à savoir l'apparition d'un intermédiaire, neutre dans l'histoire, qui se chargeait simplement de remettre le cadeau de la part d'un des candidats.
Résultats? Une surprise attendait Mme Malmendier et M. Schmidt au tournant. Une surprise de taille. Car les résultats ne correspondaient pas du tout à ce à quoi on pouvait s'attendre a priori :
> Un impact «significatif». L'impact du cadeau est toujours «significatif» sur la décision prise. Et ce, même si le cadeau est vraiment modeste. C'est clair, la balance a furieusement tendance à pencher en faveur du donneur de cadeau.
> Un impact encore plus grand. L'impact du cadeau est d'autant plus grand si celui-ci est offert par une tierce partie qui n'a aucun intérêt direct dans l'histoire.
> Personne n'est naïf. Ceux qui reçoivent le cadeau savent très bien que celui-ci n'est pas innocent, mais cela ne les empêche pas de l'accepter et de se laisser ainsi influencer dans leur décision. En revanche, quand on demande à un dirigeant "corrompu" ce qu'il pense des autres dirigeants face à la même situation, il considère systématiquement que "les autres le sont plus que lui".
Forts de ces données recueillies en laboratoire, les deux chercheurs ont concocté un modèle de calcul économétrique à même d'indiquer la meilleure attitude à adopter face à la réception d'un petit cadeau, comme cela se fait tant dans le milieu des affaires (un stylo de luxe, une tasse à café originale, une bouteille de vin, un gadget électronique, etc.). Bien entendu, plusieurs variables entraient en ligne de compte dans ce modèle de calcul : la grosseur du cadeau, la grosseur du contrat en jeu, l'éventuel lien préexistant entre le donneur et le receveur, l'intervention d'une tierce partie neutre,…
Puis, ils ont inséré leur modèle de calcul dans un ordinateur et regardé ce qui se produisait. De nouveaux enseignements ont émergé :
> Le risque de ne pas offrir de cadeau. Si un candidat est en mesure d'offrir un cadeau, mais ne le fait pas, alors la réaction du dirigeant est brutale : ce candidat est immédiatement sanctionné, en étant écarté.
> Le risque de ne pas offrir un beau cadeau. Si un candidat a le malheur d'offrir un cadeau qui ne plaît pas au dirigeant, la réaction, là aussi, ne se fait pas attendre : il est, une fois de plus, écarté.
> Le risque de se faire doubler. Si jamais l'autre candidat se met, à son tour, à offrir un cadeau, c'est celui qui offre le plus beau qui a le plus de chances de l'emporter (68%).
Ce n'est pas tout! Les deux chercheurs ont voulu savoir pourquoi nous étions aussi facilement corruptibles. Ils se sont alors replongés dans les questionnaires qui avaient été soumis aux participants à l'issue de l'expérience en laboratoire, et ont découvert une piste d'explication :
> Une question de réciprocité. Quand on reçoit un cadeau, même modeste, on ressent une sorte d'obligation envers celui qui nous l'offre. C'est plus fort que nous. Nous voulons faire preuve de réciprocité. Car notre vie en société est basée sur ce principe.
Du coup, Mme Malmendier et M. Schmidt ont eu une idée pour atténuer l'effet d'un cadeau reçu sans l'avoir demandé. Pour cela, il convient de jouer sur la réciprocité. Plus précisément, de prendre celle-ci à contre-pied.
Comment ça? Grâce à un curieux phénomène qu'ils ont noté lors des calculs effectués avec leur modèle économétrique : dans le cas de figure où les deux candidats offrent un cadeau au dirigeant, si le plus beau cadeau est trois fois supérieur, ou plus, à l'autre, alors son impact va… en décroissant! C'est-à-dire que si le cadeau est «trop gros», il gêne celui qui le reçoit, au point de devenir contre-productif. Dès lors, la réciprocité ne fonctionne plus, car elle nécessiterait un geste en retour démesuré aux yeux du dirigeant : les deux candidats se retrouvent à égalité, avec les mêmes chances d'emporter le contrat.
D'où ces quelques recommandations pour atténuer l'impact des discrètes tentatives de corruption :
> Si vous recevez un cadeau intéressé, n'en profitez pas. Jamais. Déclarez, par exemple, à l'ensemble de vos collègues que vous avez reçu un beau stylo ou un ticket pour un match de hockey, et invitez tout le monde à participer à un tirage au sort pour le gagner. Ou mieux, retournez-le poliment.
> Si vous refusez plusieurs cadeaux à la fois, agissez de la même manière. Et faites-le diplomatiquement savoir à qui de droit.
> Ne vous cachez plus derrière une règle tacite, du genre «Si le cadeau vaut moins de 200 dollars, on peut l'accepter, sinon, on doit le refuser». Car c'est une règle hypocrite, qui "arrange" tout le monde. En effet, l'étude montre sans l'ombre d'un doute que plus le cadeau est modeste, plus il a d'impact. Et maintenant que vous le savez, il ne vous est plus possible de faire semblant de rien.
Voilà. Vous êtes désormais armés pour faire face aux corrupteurs qui rôdent peut-être autour de vous en ce moment-même. Ce qui devrait, je l'espère, vous éviter bien des ennuis, comme celui de passer, un jour, en direct sur RDI…
En passant, l'écrivain français Charles Péguy a dit dans L'Argent : «Le monde est plein d'honnêtes gens. On les reconnaît à ce qu'ils font les mauvais coups avec plus de maladresse».
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