BLOGUE. Un collègue vous a blessé. Gratuitement ou accidentellement. Depuis, vous lui en voulez. Vous lui en voulez tellement que vous n'imaginez pas pouvoir, un jour, lui pardonner. Il vous faut, pensez-vous, une revanche pour pouvoir passer à autre chose.
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Mais voilà, vous savez bien, au fond de vous-même, que se venger n'est pas la meilleure chose à faire. Vous ne savez pas pourquoi au juste, mais votre petite voix intérieure n'a de cesse de vous répéter que vous devriez pardonner. Même si cela vous hérisse le poil rien que d'y penser.
La bonne nouvelle du jour, c'est que j'ai mis la main sur une étude passionnante de Manfred Kets de Vries sur le sujet. Dans The art of forgiveness: Differentiating transformational leaders, le professeur de leadership à l'Insead (France) décrit tous les avantages qu'il y a à savoir pardonner lorsqu'on est en position de leader et invite même à remplir un questionnaire afin de découvrir si l'on est, vous comme moi, réellement capables de pardon.
Ainsi, M. Kets de Vries commence son étude par la comparaison de deux grands leaders politiques africains : Nelson Mandela et Robert Mugabe. Le premier n'a pas besoin de présentation, une seule citation de lui dit tout – «Pardonner libère l'âme et repousse la peur. Voilà pourquoi c'est une arme si puissante» –; une citation remarquable de la part d'un homme qui a passé vingt-sept années derrière les barreaux d'une prison sud-africaine et qui, une fois à l'air libre, a su pardonner aux Blancs pour le traitement qui lui avait été infligé.
Quant au second, tout le monde ne le connaît peut-être pas très bien. Il s'agit du "père de l'indépendance" de l'ancienne Rhodésie du Sud devenue aujourd'hui le Zimbabwe. Ex-chef de la guérilla, il est devenu le président en 1987, puis le despote au tournant du millénaire, plongeant du même coup son pays – l'ancien grenier à blé de l'Afrique du Sud – dans l'hyperinflation et la pénurie alimentaire. C'est que, dès qu'il a pu, il a chassé les Blancs du pays par l'intimidation et la force, puis usé des mêmes méthodes pour faire taire toute opposition interne. À aucun moment il n'a pardonné, il a au contraire choisi la voie de la haine. Bref, Robert Mugabe est l'exact contraire de Nelson Mandela.
«Quand vous survolez aujourd'hui le Zimbabwe en avion, vous voyez des terres désolées. Et quand vous passez au-dessus de l'Afrique du Sud, c'est tout autre chose. La raison? Deux leaders différents, deux attitudes distinctes à l'égard du pardon», dit M. Kets de Vries.
«Les grands leaders ont une conscience aiguë du coût de l'animosité. Ils savent que cela coupe de ponts entre les gens, que cela empêche des occasions en or de voir le jour. Ils savent fort bien qu'une attitude intransigeante peut déclencher le chaos, et que cela finira, tôt ou tard, par se retourner contre eux», poursuit-il.
Le hic? «Nombre d'organisations sont de nos jours des goulags. Les gens sont anxieux, il y règne une ambiance carrément paranoïaque. Résultat? Les gens passent leur temps à surveiller leurs arrières au lieu de songer à avancer. Tout le monde est entravé. Plus rien de bon n'est fait par quiconque, car chacun sait qu'il n'a pas droit à l'erreur, qu'il n'y aura jamais de pardon», dit le professeur de l'Insead.
Néanmoins, pardonner présente nombre d'avantages. «Cela ouvre la porte à la prise de risques, à la créativité, à l'apprentissage et donc à la croissance. Cela permet de rendre les employés loyaux et bienfaisants, voire disposés à en faire plus que ce qui leur est demandé, ce qui peut faire toute la différence entre une simple atteinte des objectifs et un succès spectaculaire. Cela donne, enfin, de l'espoir en un avenir meilleur», indique-t-il, en s'appuyant sur nombre d'études sur le sujet.
Intéressant, n'est-ce pas? Mais comment s'y prendre pour pardonner? Plus facile à dire qu'à faire. D'après M. Kets de Vries, il suffit pourtant de peu de choses. De deux choses très précisément :
> Empathie. «Ce qui compte avant tout, c'est d'être capable de se mettre dans les chaussures de l'autre. De se poser des questions du genre "Pourquoi cette personne a-t-elle agi ainsi?" et "Quelles sont ses réelles motivations et intentions?"», dit-il.
> Émotivité. «Ce qui nous empêche de pardonner, c'est la colère, les émotions qui nous assaillent à chaque fois que l'on pense à l'offense que l'on a subi. Il est important de reconnaître cela et de lutter contre toutes ces émotions qui nous empêchent de raisonner sereinement. Il est crucial d'arrêter de ruminer dans son coin, et d'évacuer tout ce qui pèse sur notre cœur. À l'image de ce qu'a réussi à faire Nelson Mandela après avoir passé un quart de siècle à l'ombre», illustre-t-il.
Tout cela est-il dès à présent à votre portée? Le questionnaire «Êtes-vous plus Mandela ou Mugabe?» élaboré par M. Kets de Vries va vous le dire…
«Notez de 1 à 5 les 20 affirmations suivantes, sachant que :
1 = Pas du tout d'accord ; 2 = Pas d'accord ; 3 = Neutre ; 4 = D'accord ; 5 = Tout à fait d'accord.
1. J'agis toujours de manière négative envers une personne qui me semble dans l'erreur.
2. Quand quelqu'un me fait du tort, je me venge.
3. Je suis toujours déplaisant envers ceux qui me blessent.
4. Je trouve toujours difficile de me relever des coups durs qui me tombent dessus.
5. Quand quelqu'un agi mal à mon égard, j'ai une mauvaise image de lui.
6. Des sentiments négatifs m'assaillent chaque fois que je découvre de mauvais agissements.
7. Il suffit de me provoquer pour me trouver.
8. Je continue d'avoir du ressentiment lorsque la personne concernée me demande de lui pardonner.
9. Je ne suis pas du genre à pardonner facilement.
10. Je trouve difficile d'accepter les remords exprimés par autrui lorsque celui-ci a mal agi à mon égard.
11. Je trouve que ma vie est marquée par les coups durs.
12. Je crois dur comme fer que si quelqu'un commet des erreurs, ou agi mal, il y aura toujours des conséquences pour lui.
13. Je me querelle plus souvent que les autres.
14. Je ressens souvent de la rancune.
15. Je trouve très difficile d'oublier le mal qui m'a été fait.
16. Je suis toujours sur mes gardes en présence de personnes qui peuvent me faire du mal.
17. Je trouverais très difficile de pardonner à mon(a) conjoint(e) une éventuelle trahison.
18. Je trouverais difficile de pardonner à un collègue qui aurait tiré un profit personnel de mon travail.
19. Je trouve très difficile de surmonter la rancune et la haine.
20. Je n'ai pas l'ouverture d'esprit nécessaire pour réussir à pardonner.
«Maintenant, additionnez tous vos points et consultez le résultat correspondant :
> Vous avez 40 points ou moins. Pardonner n'est jamais une réelle difficulté pour vous. Comme Mandela.
> Vous avez entre 41 et 79 points. Vous êtes capable de pardonner, même si cela n'est pas toujours facile pour vous.
> Vous avez 80 points ou plus. Pardonner n'est pas dans votre nature. Comme Mugabe. Vous gagneriez fortement à tenter de changer sur ce point. Vous mèneriez, en effet, une vie plus heureuse, c'est certain.»
Pardonner? «Pardonner n'est pas oublier. Ce n'est pas tirer un trait sur le passé – ce qu'il est de toute façon impossible de faire –, mais plutôt se projeter ensemble dans le futur. C'est ne pas se contenter d'un "Désolé" temporaire, mais viser une réconciliation durable. C'est dégager les leçons du passé pour mieux évoluer à l'avenir. C'est accepter ses cicatrices, et même en tirer une force nouvelle», dit l'expert en leadership.
En passant, le psychiatre hongrois Thomas Szasz aimait à dire : «L'idiot ne pardonne pas et n'oublie pas ; le naïf pardonne et oublie ; le sage, lui, pardonne, mais n'oublie pas».
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