BLOGUE. Ma collègue Dominique Beauchamp m'a fait part d'une belle trouvaille de sa part : une étude sur la capacité que nous avons tous d'évaluer autrui, c'est-à-dire de décoder les points forts et les points faibles de ceux qui nous entourent. Une étude qui s'adresse notamment aux managers, dont l'une des qualités premières doit être d'estimer les forces et les faiblesses des membres de leur équipe. Une étude on ne peut plus d'actualité, en cette période d'évaluations de fin d'année.
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Cette étude, qui date de 2004 mais n'a rien perdu de sa pertinence, est intitulée Mind-reading and metacognition: Narcissism, not actual competence, predicts self-estimated ability. Elle est signée Daniel Ames, professeur de management à la Columbia Business School (États-Unis), et Lara Kammrath, à l'époque collègue à Columbia de M. Ames et, depuis, devenue professeure de psychologie à l'Université Wake Forest (États-Unis). Et il en ressort essentiellement qu'évaluer autrui avec justesse est une chose on ne peut plus complexe, pour ne pas dire impossible à réussir la plupart du temps…
Ainsi, les deux chercheurs ont demandé à 143 étudiants en MBA d'effectuer l'Interpersonal Perception Task-15 (IPT-15), qui est destinée à estimer les capacités d'une personne à évaluer ce que pensent et ressentent les autres. Le principe est simple : les participants regardent différents courts-métrages réalistes à la télévision, et doivent pour chacun d'eux indiquer sur papier leur analyse de la situation. Par exemple, ils doivent dire lequel des deux personnages est le boss de l'autre, ou encore si la personne qui a parlé dans un long monologue disait, ou non, la vérité.
Puis, ils ont dû remplir un questionnaire détaillé visant à les faire s'auto-évaluer en matière de relations interpersonnelles. Le questionnaire tournait autour de cinq caractéristiques, à savoir : le contrôle de soi, l'extraversion, le narcissisme, l'estime de soi et la sociabilité.
L'idée derrière tout ça? Regarder dans quelle mesure les participants étaient à même d'évaluer les autres, et surtout, identifier les éventuels biais qui les empêchaient d'y parvenir adéquatement. Ce qui leur a permis de faire de belles découvertes…
> Über-confiance. Ceux qui sont le plus confiants dans leur capacité à évaluer autrui sont ceux qui se plantent le plus quand il faut le faire.
> Narcissisme. Ceux qui se plantent le plus le doivent surtout à une caractéristique : le narcissisme.
> Tiefer-confiance. Ceux qui doutent le plus de leur capacité à évaluer à autrui sont ceux qui y parviennent le mieux.
Autrement dit, plus un manager considère qu'il est doué pour les évaluations d'employés, plus il les évalue mal. Et la raison en est qu'il est narcissique, c'est-à-dire qu'aveuglé par l'image qu'il a de lui-même, il ne voit plus correctement celle des autres.
Histoire de vérifier leurs résultats, les deux chercheurs ont procédé à une seconde expérience. Ils ont cette fois-ci demandé à 164 étudiants en MBA, regroupés en binômes, de simuler une négociation. L'un jouait le rôle d'un entrepreneur souhaitant vendre l'entreprise familiale, mais pas à n'importe quelle condition : il lui fallait, entre autres, obtenir de son interlocuteur la garantie que l'ensemble des membres de la famille demeurent employés au sein de l'entreprise.
L'autre, le rôle du repreneur, issu d'une multinationale : sa mission consistait surtout à obtenir quelques points jugés importants aux yeux de ses patrons, comme l'interdiction pendant plusieurs années au vendeur de lancer une nouvelle entreprise concurrente. La négociation fictive pouvait durer une vingtaine de minutes, guère plus. La situation était telle qu'un arrangement était possible à trouver entre les deux, mais après des discussions "serrées".
À la suite de cela, chacun devait faire leur analyse de la situation, en indiquant notamment le fond de la pensée, d'après lui, de son interlocuteur. C'est-à-dire les émotions qui le traversaient tout au long de la négociation ainsi que ses intentions cachées. Et ils devaient évaluer leur propre performance.
Résultats? La détection d'un problème particulier…
> Un problème comportemental. Le gros problème des narcissiques, c'est que leur vision distordue d'eux-mêmes et des autres affecte non seulement leur jugement, mais aussi – et c'est plus insidieux – leur contrôle d'eux-mêmes. Comment ça? Eh bien, en ce sens qu'à défaut d'avoir une sensibilité aux autres correcte (interprétation de leurs émotions, etc.), ils réagissent "mal" – pas de la bonne façon – aux situations courantes de la vie quotidienne, et en particulier au travail. Ne comprenant pas bien ce que pense et ressent l'autre, ils n'adoptent pas le comportement adéquat.
L'intérêt de cette découverte réside dans le fait que celle-ci met au jour un moyen intéressant d'atténuer le problème. Oui, il y a moyen de corriger son excès de confiance en soi…
Comment, au juste? En modifiant sa grille de jugement. Le narcissique regarde les autres à travers une grille particulière, composée de trames liées surtout à ses propres qualités et, dans une moindre mesure, à ses propres défauts. C'est a priori plus fort que lui : il va considérer que les autres sont moins bons que lui dans tel et tel domaines qu'il chérit par-dessus tout, et toujours considérer qu'ils ne répondent pas aux attentes, en fait, à ses attentes.
Le truc, c'est par conséquent de changer les trames de la grille. D'accorder arbitrairement davantage d'importance aux trames qui correspondent à ses défauts, et nettement moins à celles liées à ses qualités. Un peu comme quelqu'un qui a une mauvaise vision : on lui fait porter des lunettes qui "corrigent" sa vue.
C'est aussi bête que ça. Tout bon manager doit avoir le cran de dresser la liste de ce qu'il pense être ses qualités et celle de ce qu'il croit être ses défauts. Et cela fait, de modifier les critères d'évaluation des employés en fonction de son "strabisme". Bref, il doit forcer sa nature pour mieux coller à la réalité de son environnement.
Pas facile, me direz-vous. Certes, mais pas impossible non plus.
En passant, le philosophe grec Héraclite d'Éphèse aimait à dire : «La présomption? Une maladie sacrée. La vue? Une tromperie».
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