BLOGUE. Quand on travaille en équipe, nous partons tous du principe que mieux vaut une bonne ambiance de travail. Et même plus que ça, que rien ne vaut une franche camaraderie entre ses membres, car, en cas de coup dur ou de grandes difficultés, l’équipe saura y faire face efficacement. Pas vrai? Eh bien, je suis au regret d’amocher aujourd'hui vos belles illusions, mais je me dois de vous apprendre que ce n’est pas vrai…
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En vérité, une équipe dont les membres se sentent proches les uns des autres, oui, si proches qu’il y règne une ambiance de familiarité, est appelée à commettre plus d’erreurs qu’une équipe standard. Vous ne rêvez pas, j’ai bien écrit «plus d’erreurs». C’est ce que j’ai découvert dans une étude intitulée The influence of team familiarity and team leader tenure on team errors : A panel analysis of professional basketball teams et signée par Jost Sieweke, professeur de management à la Heinrich-Heine Universität Düsseldorf (Allemagne). Cette étude montre clairement que plus les joueurs d’une équipe de basket se connaissent et jouent ensemble, plus ils commettent d’erreurs…
Le chercheur allemand s’est intéressé à la National Basketball Association (NBA) pour plusieurs raisons. Entre autres, parce qu’il existe des statistiques fouillées sur les moindres gestes des joueurs, et en particulier sur les erreurs commises durant les matchs et parce qu’on peut aisément faire le parallèle entre l’organisation d’une équipe de basket et celle d’une équipe de travail. Ces statistiques, elles proviennent du site Web 82games.com, qui s’amuse à présenter pléthore de données rendues publiques par la direction de la NBA à l’issue de chaque match.
M. Sieweke s’est intéressé aux 30 équipes qui ont évolué dans la NBA de la saison 2002/03 à la saison 2010/11, en considérant un seul type d’erreur, à savoir les mauvaises passes. Une passe est considérée comme mauvaise dès lors que le ballon adressé à un coéquipier est intercepté par un adversaire ou sorti du terrain de jeu. Ce type d’erreur représente en moyenne la moitié (48%) des erreurs commises dans un match par une équipe professionnelle.
Le chercheur a ensuite conçu une définition «mathématique» de la familiarité qui règne au sein d’une équipe de basket. Celle-ci correspond à la somme du nombre de saisons que chaque joueur a joué avec ses coéquipiers ; cette somme est multipliée par la somme des minutes jouées par chaque équipier durant la saison considérée ; le tout est divisé par le nombre de joueurs de l’équipe. Ce calcul vous semble compliqué? Un exemple concret peut vous donner une idée de ce que ça donne : le degré de familiarité de Jordan, Pippen et Rodman, lorsqu’ils étaient coéquipiers des Bulls durant la saison 1995/96, une saison historique qui avait vu l'équipe remporter 72 victoires pour 10 défaites…
Jordan : c’était sa 6e saison chez les Bulls ; il avait joué 2 200 minutes cette saison-là.
Pippen : 2e saison ; 2 000 minutes de jeu;
Rodman : 1ère saison ; 1 500 minutes de jeu;
Total des deux sommes : 8 100 points
Total divisé par 3 (le nombre de joueurs considéré dans le cas présent) : 2 700 points. Un score énorme.
Qu’a fait alors le chercheur avec tous ces calculs? Il a regardé s’il y avait une corrélation entre le nombre d’erreurs commises par une équipe et son degré de familiarité. Et devinez ce qu’il a trouvé : oui, il y a bel et bien une corrélation. Mais pas n’importe laquelle, une corrélation en forme de U.
En forme de U? Ça signifie qu’au tout début d’une équipe, quand les joueurs ne se connaissent pas bien et apprennent à se connaître, ils commettent de moins en moins d’erreurs. C’est la partie descendante du U. Mais voilà, il arrive systématiquement un moment où la tendance s’inverse : plus les équipiers jouent ensemble, plus ils se mettent à faire d’erreurs. C’est la partie ascendante du U. Et la progression est alors stupéfiante.
Comment cela est-il possible? Comment expliquer un tel phénomène contre-intuitif? «On peut avancer l’idée que lorsque la familiarité s’installe dans une équipe, elle s’accompagne d’un début de routine dans les interactions entre les équipiers. Tel joueur sait alors d’avance où vont se positionner les siens et ce qu’ils vont faire. Tant mieux pour l’efficacité de l’équipe. Mais le hic, c’est que cela représente aussi un grand désavantage compétitif, car les adversaires finissent, eux aussi, par identifier les gestes routiniers de l’équipe où règne une grande familiarité, et donc par anticiper les passes qui vont être faites. Du coup, ils vont les pousser à l’erreur plus facilement qu’auparavant», explique M. Sieweke.
D’ailleurs, signe qui ne trompe pas : le chercheur a également constaté que plus la familiarité était grande dans une équipe, plus sa performance diminuait. C’est qu’en devenant prévisible, une équipe de basket perd grandement en efficacité. Pour revenir à l'exemple du trio magique Jordan-Pippen-Rodman, sa performance s'est mise à décliner dans les saisons suivantes, jusqu'à ce que Michael Jordan prenne sa retraite en 1998 et que l'entraîneur des Bulls, sentant qu'il fallait tourner la page, a refusé de resigner Dennis Rodman.
Ce n’est pas tout! M. Sieweke est allé plus loin dans son analyse, et a regardé si l’entraîneur de l’équipe avait la moindre influence dans ce phénomène. Pour cela, il a considéré grosso modo qu’il convenait d’introduire dans ses calculs le nombre de saisons où celui-ci avait dirigé l’équipe en question et de regarder si cela influençait, ou pas, le nombre d’erreurs commises par l’équipe. Et là encore, une surprise l’attendait : la même corrélation en forme de U.
«Au début, l’entraîneur donne des conseils techniques, tactiques et stratégiques pour améliorer l’efficacité de l’équipe, et ça fonctionne. Mais une fois de plus, il arrive un moment critique où l’entraîneur a du mal à renouveler ses stratégies et ses tactiques, si bien que le comportement de l’équipe devient prévisible pour les adversaires. Et les erreurs se mettent à se multiplier sur le terrain», avance le chercheur.
Maintenant, que faire pour remédier au problème? Faut-il trouver un moyen pour briser la routine? Faut-il renouveler l’équipe? Faut-il virer l’entraîneur? Faut-il semer un peu de zizanie dans l’équipe, pour mettre fin à la trop grande familiarité qui y règne? M. Sieweke y a mûrement réfléchi, et a quelques suggestions à cet égard :
> Changer la composition de l’équipe n’est pas la panacée. Il ne faut se résoudre à cette solution qu’à la toute dernière extrêmité, d’après lui. «Un remplacement de joueur se traduit la plupart du temps par une hausse du nombre d’erreurs, le temps que le nouveau venu s’adapte à ses nouveaux équipiers, et réciproquement», dit-il.
> Virer l’entraîneur ne règlera pas tout non plus. «Car il est souvent celui qui apporte une grande stabilité à l’équipe et qui améliore la coordination entre les équipiers. Le retirer peut susciter des remous dans lesquels sombreront les joueurs», indique-t-il.
Alors? «Le nœud de l’étude, c’est le point d’inflexion du U, c’est-à-dire le moment fatidique où tout bascule pour une équipe, où le nombre d’erreurs se met «curieusement» à croître, alors que tout allait de mieux en mieux jusqu’alors. L’entraîneur comme les équipiers doivent y porter une grande attention, car ça leur envoie le signal qu’ils vont aller droit dans le mur s’ils n’apportent pas rapidement des changements majeurs à leur routine. Rien n’indique quand va se produire l’inflexion. L’important est donc d’y être vigilant, car celle-ci va forcément se produire, tôt ou tard», explique M. Sieweke.
Passionnant, n’est-ce pas? Cela ne vous fait-il pas penser à une situation que vous avez déjà vécue au travail? Ou que vous vivez en ce moment-même?
En passant, le dramaturge français du XVIIe Pierre Corneille a dit dans La Toison d’or : «Et qui change une fois peut changer tous les jours»…
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