BLOGUE. Pour obtenir ce que l'on veut, il y a trois moyens. Par le dialogue, par la force, ou par la ruse. Le premier mène au compromis; les deux autres, soit à la victoire, soit à la défaite. Dans notre civilisation, nous sommes habitués au premier, mais au besoin, il nous arrive de chercher la confrontation, lorsque nous nous refusons à toute demi-victoire. Pas vrai?
Découvrez mes précédents posts
Plus : suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
Curieusement, nous recourons dès lors à la force - manifestations, lock-outs, séditions, rebellions, etc -, et pas à la ruse. C'est que la ruse est mal vue : elle est perçue comme une forme de tricherie, de malhonnêteté, voire de perversion. On n'aime pas les gens rusés. Ils nous font peur. À tel point que nous avons le réflexe de rejeter ceux qui cherchent à nous enseigner leur art. J'en veux pour preuve que je suis prêt à mettre ma main au feu que vous n'avez jamais entendu parler de Polyen.
Polyen? Il s’agit d’un orateur grec qui vécut au milieu du 2e siècle après Jésus-Christ et qui nous a laissé un ouvrage formidable, mais méconnu, intitulé Stratagemata, ou Ruses de guerre. Un recueil aux enseignements, me semble-t-il, toujours pertinents pour qui veut user de stratégie, dans la vie quotidienne comme au travail…
Le Stratagemata est composé de huit livres. La préface du septième comporte à lui seul de précieux conseils :
«Sacrés empereurs, Antonin et Verus, je vous offre un septième livre des ruses de guerre, où vous apprendrez ce qu'ont aussi pensé les Barbares. Il ne faut pas s'imaginer qu'ils manquent d'esprit. Ils ont de l'invention, de la malignité, du talent pour la fourberie, et il est bon de vous avertir vous-mêmes, quand vous leur ferez la guerre, et les généraux que vous enverrez contre eux, de ne pas mépriser les Barbares comme gens sans finesse et sans malice. Leur plus grande étude, au contraire, est de tromper et de chercher des prétextes à manquer de foi : et tout Barbare s’appuiera plus sur ce type de ruses, que sur le courage et les armes. La précaution la plus sûre qu'on puisse donc prendre contre eux, est la défiance, qui nous fera prévoir et découvrir leurs ruses et leurs pièges, en même temps que nous emploierons contre eux la force des armes.»
On le voit bien, il ne faut jamais sous-estimer son adversaire. Tout part de là. Sachant donc que l’autre est un être rusé, voire fourbe, le mieux est de tenter de se montrer plus subtil que lui à ce petit jeu. D’où l’intérêt de s’appuyer sur des cas vécus, c’est-à-dire sur l’expérience de ses illustres prédécesseurs, pour déjouer les plans d’autrui.
C’est justement ce en quoi consiste le Stratagemata : des rappels historiques édifiants de ruses de diplomates, politiciens et autres militaires de l’Antiquité. En voici quelques exemples…
L’art de choisir ses ennemis
«Un des préceptes de Lycurgue était celui-ci : «Lacédémoniens, ne faites pas souvent la guerre aux mêmes ennemis, de peur de les rendre trop habiles à vos dépens.»»
«Aristide et Thémistocle, animés d'une haine extrême, vivaient dans une division qui paraissait sans remède. Mais quand le roi des Perses fut passé dans la Grèce, ils sortirent tous deux de la ville, et s'étant donné la main droite l'un à l'autre, et en ayant entrelacé les doigts ensemble ils s'écrièrent : «Mettons bas ici notre haine réciproque. jusqu'à ce que nous ayons vaincu les Perses.» Ensuite séparant les mains et les élevant comme pour précipiter quelque chose dans une fosse, qu'ils comblèrent, ils reprirent le chemin de la ville, et firent la guerre de concert. Ce fut cette concorde des chefs qui fut la principale cause de la victoire que la Grèce remporta contre les Barbares.»
«Philippe voulant se rendre maître de la Thessalie, ne fit point la guerre ouvertement aux Thessaliens. Il profita plutôt des divisions qui étaient entre ceux de Péline et de Pharsale, et entre ceux de Phérès et de Larisae, qui se faisaient la guerre, car tout le pays, partagé en factions, prenait parti pour les uns ou pour les autres. Philippe donnait secours à ceux qui le lui demandaient; et lorsqu'il vainquait, il ne détruisait point ceux qu’il avait défait, il ne les désarmait point, il ne rasait point leurs murailles; en un mot, il nourrissait plutôt les divisions qu'il ne les apaisait; il protégeait les plus faibles, et détruisait les plus puissants; il était aimé des peuples et en favorisait les orateurs. Ce fut par ces ruses, et non par les armes, que Philippe se rendit maître de la Thessalie.»
«Denis voulant subjuguer la ville d'Himère, fit amitié avec les habitants, et s’engagea contre de petites villes de leur voisinage. Mais au lieu de les attaquer vivement, il passait son temps en pourparlers. Ceux d'Himère fournirent longtemps des vivres à son armée, mais voyant qu'il n'avançait pas, ils jugèrent que c'était véritablement contre eux-mêmes qu'il avait assemblé tant de troupes, et cessèrent de lui envoyer des vivres. Denis prit prétexte de ce refus pour se dire offensé; il tourna ses armes contre Himère, en fit le siège, et s'en rendit maître par la force.»
Un autre exemple…
L’art de dissuader autrui
«Crésus le Lydien avait formé le projet d'aller attaquer les îles avec une flotte : mais, Bias de Priène trouva le moyen de l'en détourner. Il lui dit, un jour : «Les Insulaires lèvent contre toi de nombreuses troupes de cavalerie. - O! plût à Jupiter, répondit Crésus en riant, que je puisse trouver les Insulaires en terre ferme. - Eh! crois-tu, dit Bias, que les Insulaires ne fassent pas le même souhait, de pouvoir trouver Crésus sur la mer!» Ce discours de Bias rompit le dessein du Lydien, qui laissa les Insulaires en paix.»
«Cléarque ravageait dans la Thrace, y faisant de nombreux massacres. On lui envoya des ambassadeurs pour le prier de mettre fin à la guerre. Mais, comme il estimait que la paix ne lui serait pas avantageuse, il ordonna aux cuisiniers de prendre deux ou trois corps morts des Thraces, de les couper en pièces, et de suspendre celles-ci à des crochets. À leur vue, les ambassadeurs thraces en demandèrent la raison. On leur répondit, par ordre de Cléarque, que c'était un régal qu'on préparait pour son souper. Les ambassadeurs, horrifés, se retirèrent, sans avoir osé ouvrir la bouche sur le sujet de leur légation.»
«À Mitylène, Iphicrate fit courir le bruit qu'on aillait préparer des boucliers pour les confier au plus vite aux esclaves de Chio. Ceux de Chio en ayant été informés, eurent peur du soulèvement de leurs esclaves, envoyèrent aussitôt des présents à Iphicrate, et firent la paix avec lui.»
«À Lacédémone, Chilius l'Arcanien apprit que les Spartiates envisageaient de murer l'isthme, puis de trahir les Athéniens et tous les autres Grecs qui étaient hors du Péloponnèse. Il leur dit : «Quand les Athéniens et les autres Grecs, trahis, se seront entendus avec les Perses, les Barbares auront la voie libre pour envahir le Péloponnèse». Les Lacédémoniens, convaincus par ce discours, abandonnèrent leur plan et s’entendirent avec les Grecs pour guerroyer contre les Barbares.»
Et pour finir…
L’art de frapper en secret
«Les Éphores avertis que Cinadon manigançait de troubler l’ordre publique, envoyèrent en secret quelques cavaliers à Aulon, ville de la Laconie, puis confièrent une «mission secrète» à Cinadon, escorté de deux hommes, dans cette même ville. À l’arrivée de celui-ci dans la ville, les cavaliers le capturèrent et le torturèrent. Ils apprirent de lui les noms de ses complices, et les envoyèrent aux Éphores, qui les firent mourir sans bruit, et en l'absence de celui qui les avait dénoncés.»
«Denis voulant savoir ce que pensaient de lui ceux qui étaient sous son pouvoir, fit dresser la liste de toutes les chanteuses et autres «courtisanes». La plupart s'imaginèrent que c'était pour établir un nouvel impôt. Mais Denis n'en mit aucun sur ces femmes. Il les fit torturer pour les forcer à lui rendre compte de tout ce qu’elles avaient entendu dire contre la tyrannie par leurs clients. Ces derniers furent, pour certains, tués, pour les autres, exilés.»
Voilà… Bien entendu, on parle ici de ce qui se passait en Grèce il y a de cela une vingtaine de siècles, mais ne trouvez-vous pas que des parallèles peuvent être aisément faits avec aujourd’hui? Denis, les Éphores et autres Athéniens ne vous font-ils pas penser à des collègues de bureau ou à des confrères évoluant chez un concurrent direct? Alors, pour ceux que ça intéresserait d’en savoir davantage sur Polyen et son Stratagemata, je les invite à se procurer Ruses diplomatiques et stratagèmes politiques de Polyen (Mille et une nuits, 2011).
En passant, l’écrivain français Joseph Kessel a dit, un jour : «Changez vos stratégies et tactiques, mais jamais vos principes»…
Découvrez mes précédents posts