BLOGUE. Connaissez-vous Marie-Jean Hérault de Séchelles? Il y a peu de chances, c’est pourquoi je vais vous parler de lui et surtout d’une de ses œuvres, La Théorie de l’ambition…
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M. Hérault de Séchelles a été guillotiné à Paris le 5 avril 1794, à l’âge de 34 ans, aux côtés de son confrère et ami Georges Danton, après avoir connu une vie incroyable. Il a tour à tour été avocat au Châtelet (à 18 ans seulement), avocat général au Parlement de Paris, juge élu à Paris, commissaire du roi près le tribunal de cassation, député de Paris à l’Assemblée législative et à la Convention nationale ainsi que membre du Comité de salut publique. Il a, accrochez-vous bien :
> été la coqueluche de Marie-Antoinette, ce qui lui a permis de devenir avocat général au Parlement très jeune;
> assisté à l’intronisation de Voltaire à la loge franc-maçonnique des Neuf-Sœurs rattachée au Grand Orient, intronisation faite par Benjamin Franklin, alors ambassadeur des Etats-Unis en France;
> participé à la prise de la Bastille;
> contribué à la formation du premier tribunal révolutionnaire ;
> figuré parmi les principaux rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793.
Excusez du peu… Toutes ces activités ne l’ont pas empêché de rédiger plusieurs livres, dont cette Théorie de l’ambition. De quoi s’agit-il? D’une série d’aphorismes sur la meilleure façon de mener à bien ses projets, avec pour fil conducteur l’idée qu’il est nécessaire dès lors de faire preuve d’audace, oui, de beaucoup d’audace. L’un des chapitres est justement intitulé Plan d’action et présente 25 points…
1. Bien déterminer ce qu’il y a de singulier et d’individuel dans l’ensemble des circonstances de la vie, et calquer son plan de gloire sur cet ensemble afin de ne pouvoir être imité par ses émules.
2. Il ne s’agit pas d’être modeste, mais d’être le premier.
3. Modestie fière, orgueil timide, deux grandes machines dans l’action et le discours.
4. Tenir ses rivaux entre l’espérance et la crainte.
5. Se tenir à califourchon sur les deux partis opposés. Point de bannière, de peur de se couper en deux et de faire les seconds rôles.
6. Comme il y a chien et chat dans chaque secte, il faut être alternativement chien avec les chats, et chat avec les chiens.
7. Faire à son début quelque chose de grand, ou au moins d’étonnant, de peur que la première idée ne soit la dernière.
8. Il faudrait que les politiques vécussent à la campagne comme les anciens Romains; ils y apprendraient l’art d’entendre et de se taire, double science que le fracas des villes fait oublier, et qu’on rapprend machinalement en observant la marche lente, graduée, uniforme et silencieuse de la nature.
9. Où la femme domine seule, il n’y a point d’ordre moral; où l’homme règne seul, il n’y a point d’ordre physique.
10. Envelopper les fourbes dans leurs propres filets, ne ruser que dans la forme, tenir registre des ruses qui auront réussi.
11. Pour nuire invisiblement à un homme de beaucoup d’esprit qui a le cœur mauvais, amenez les discours et les situations où peuvent être mis en évidence les vices et les travers qui le feront le plus détester.
12. Récapituler en se couchant toutes les opérations de la journée pour fondre le codicille dans sa substance et se l’assimiler.
13. Il s’agit moins d’agencer des phrases pour convaincre et persuader, que de placer ses machines dans les sentiments et les idées de ceux qui nous entendent. Dans le premier cas, ils pourraient se défier des beaux discours, au lieu que, dans le second, ils voudront mécaniquement ce que vous voudrez et croiront vous commander en vous obéissant.
14. Pour déterminer facilement les autres hommes avec les seuls instruments naturels, il faut de bonne heure donner de la force et de la souplesse à sa voix, à son regard, à sa physionomie, à toute son action, afin de faire avancer ou reculer à son gré les marionnettes.
15. Donnez-vous à l’extérieur toutes les qualités sensibles qui accompagnent ordinairement les passions et les idées que vous voulez faire naître dans les autres, et souvenez-vous que le mouvement est le moyen le plus efficace et le plus général.
16. En fait de mesure, le vif l’emporte sur le lent; mais ils influent tous deux l’un sur l’autre.
17. Marchez un peu pour augmenter l’impetus du génie et du courage.
18. L’impetus, ou l’abandon plein et entier, est le secret de la force du corps et de l’âme.
19. Si tu doutes, ne t’expose pas. Lance-toi au moment où tu te crois presque certain de réussir.
20. Aller à ses adversaires, y aller vite, y aller après avoir feint de les craindre, les lasser par une patiente activité; quadruple ressource de César.
21. Art d’agir avec des mots, ridicule proverbe, puissance de nomenclature.
22. Se faire pardonner son mérite par la simplicité de ses manières et autres petits désavantages.
23. Supposer aux autres verbalement et avec un air de confiance, les vertus dont on a besoin en eux, afin qu’ils se les donnent au moins en apparence et pour le moment.
24. Effrontés personnages, excellents en seconds. Laisser tomber des papiers pour faire courir des nouvelles; se multiplier et s’étendre par le moyen des chercheurs curieux et indiscrets.
25. Se consoler du mal réel par un bonheur idéal; se réfugier de son cœur, dans sa tête.
Intéressant, n’est-ce pas? On y trouve de quoi agir en fonceur, mais en fonceur avisé, quand la situation l’exige.
M. Hérault de Séchelles indique dans la préface de son ouvrage que ses innombrables lectures l’ont largement inspiré : «Rousseau, Montesquieu, et autres auteurs grecs et latins». Mais ce n’est pas tout, il a également observé «la conduite des grands hommes qui ont étonné le monde, l’instinct des animaux, le mouvement de toute matière». Et il s’est mis à méditer toutes les pensées qui lui sont venues à la suite des ces observations, pour ensuite se mettre «à écrire avec bonhomie cette petite Théorie des ambitions».
Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous un autre chapitre, lui intitulé Conversation. Je suis persuadé qu’il vous parlera, peut-être même plus que le précédent…
1. Si vous voulez savoir le secret de quelqu’un, jasez vous-même beaucoup, l’œil fixé sur la chose que vous voulez taire, en vous laissant aller sur le reste. Mettez votre homme en colère, par l’apparence du mépris ou de l’indifférence; jetez-lui des éloges à la tête de votre part ou de celle des autres; faites vous-même des confidences peu importantes; annoncez une bonne nouvelle, profitez d’un moment de joie, vous le jetterez de dedans en dehors, et il s’éventera.
2. Couper la parole brusquement et poser une question imprévue, simple, courte et claire dont la réponse est soit «oui», soit «non» : excellent moyen pour savoir la vérité.
3. La grande vivacité et l’étourderie avec laquelle on se jette à la tête d’un homme froid, fait du tort dans son esprit, et le fait se replier sur lui-même. Il faut l’aborder avec un air encore plus froid et plus réservé que le sien, s’échauffer peu à peu et accélérer graduellement le mouvement de sa parole; enfin le démonter, en le menant au galop; allure à laquelle il n’est pas habitué.
4. Le babillard qui laisse éventer son secret est un sot. Le taciturne qui, à force de se taire, rend les autres discrets, l’est un peu moins; le babillard discret qui ne tait que son secret, recueille le bien d’autrui, en gardant le sien.
5. Ne jamais parler de soi et de ses affaires sans nécessité, et mettre tant qu’on peut les autres sur le tapis.
6. Faire dire par les autres le mal qu’on pense de ses ennemis, en les louant des qualités voisines de leurs défauts et de leurs vices.
7. Ne jamais parler le premier, si ce n’est de la santé, de la pluie et du beau temps.
8. Avant que de parler, il faut se recueillir un instant, afin de se bien mettre en scène, c’est-à-dire afin de fixer l’œil alternativement sur le but probable de l’interlocuteur, et sur le sien propre; à peu près comme au jeu de dames, on s’occupe d’abord des coups à parer, puis des coups à faire.
9. Quand on a en tête de ces gens agressifs dont la conversation est un tissu de personnalités, ne se jamais mettre sur la défensive, mais toujours porter la botte au corps, leur faire dire leur catéchisme en les pressant de questions sur les objets qui leur sont les moins familiers, et dont ils se piquent pourtant.
10. Veux-tu surmonter en apparence l’homme qui parle bien, ne parle pas, ou ne parle que du visage.
11. Dans les dicours d’action, il faut éviter le style littéraire dont on se défie, et être fin en style sévère.
12. Quand on veut émouvoir fortement, rendre son homme malade, fou, et l’enlacer par la parole d’honneur, ou par un écrit, il faut contraster fortement, brusquement et fréquemment.
13. Veut-on s’insinuer, et rendre la persuasion durable, il faut employer des mouvements plus lents, plus doux, moins fréquents; en un mot, mettre de l’harmonie dans la forme et le fond.
Voilà… Si vous en voulez davantage, je vous invite à vous procurer l’ouvrage de M. Hérault de Séchelles en librairie. Il est publié chez Mille et une nuits.
Et s’il fallait ne retenir qu’un de ses aphorismes, ce serait, à mon avis, celui-ci : «Saisir le faible de son adversaire, et avoir toujours l’œil dessus». Une pensée on ne peut plus pertinente pour tout personne qui ambitionne d’agir en fin stratège…
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