BLOGUE. Un film extraordinaire vient tout juste de sortir en salles : Coriolanus, de Ralph Fiennes. Il s’agit d’une adaptation cinématographique brillante de l’une des plus longues pièces de théâtre de William Shakespeare, qui s’inspire de la vie d’une figure légendaire des débuts de la République romaine. Et surtout, d’une immense leçon de leadership…
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L’histoire se résume simplement. Le Romain Caius Martius (interprété par Ralph Fiennes lui-même) a reçu le surnom honorifique de Coriolanus après avoir conquis la cité des Volsques, Corioles. Fort de sa gloire naissante, il décide de se présenter aux élections consulaires, mais des manœuvres politiques le font échouer dans son projet. Furieux, il s’emporte contre le peuple et se trouve banni de la Ville. Il va alors rejoindre ceux qu’il avait vaincu, les Volques – et en particulier leur chef, Tullus Aufidius (joué par Gérard Butler) –, afin de leur proposer de s’unir pour détruire Rome…
La tragédie de Shakespeare suit dans les grandes lignes la vie de Coriolanus décrite par Plutarque dans Les Vies parallèles. Elle met l’accent sur l’irrépressible soif de pouvoir dont font preuve certains leaders d’exception, et les erreurs que cela les amène parfois à commettre : manque de compassion, incapacité à se contrôler, etc. Elle loue également nombre de vertus prisées des Romains, comme le mépris des honneurs (à la suite de la prise de Corioles, le consul lui a offert comme récompense beaucoup d’argent et des prisonniers, mais il a tout refusé, hormis une couronne et un cheval de guerre), l’indifférence à la douleur physique (il se bat à mort avec Tullus Aufidius), et autres actes de bravoure (il a investi Corioles avec une poignée d’hommes).
Mais surtout, elle dénonce, à mon sens, un travers trop courant de nos jours chez les leaders, un travers qui s’est révélé fatal pour Coriolanus : l’inflexibilité. «Est-ce de l'orgueil, ce défaut qui afflige ceux que leur bonne fortune tire du sort quotidien? Est-ce un défaut de jugement, qui l'a rendu incapable d'exploiter les opportunités dont il était le maître? Ou bien est-ce dans sa nature de garder toujours une seule et même conduite, de ne pas changer en passant du casque au coussin, mais de conduire la paix comme il dirigeait la guerre, avec la même intransigeance et le même appareil. (…) Car il y a de tout cela en lui», est-il d’ailleurs dit au sujet du héros dans la scène 7 de l’acte IV.
L’inflexibilité? Ce terme – allez savoir pourquoi – me fait penser en l’écrivant à un autre grand leader romain, nul autre que Jules César, qui, lui, brillait par sa souplesse. Oui, le Jules César décrit avec tant d’admiration par Michel de Montaigne, à peu près à la même époque que Shakespeare se penchait sur l’histoire romaine…
Dans Observations sur les moyens de faire la guerre, de Julius Caesar, Montaigne commence par indiquer à propos des textes rédigés par César lui-même qu’«il n’y a aucun écrit au monde qui puisse être comparable aux siens, en matière militaire» et que «ce devrait être le bréviaire de tout homme de guerre, [César] étant le vrai et souverain patron de l’art militaire» [note : je me permets de mettre en français moderne les citations extraites ici des Essais]. Puis, le philosophe français du XVIe siècle énumère dans son essai les multiples qualités de César, celles qui faisaient de lui un leader hors pair…
> Transparence. Le bruit courait que le roi Juba et ses innombrables troupes se dirigeaient droit sur l’armée de César, si bien que les soldats romains furent pris d’«effroi». Qu’a-t-il alors fait? A-t-il cherché à minimiser le danger, comme l’auraient fait nombre de leaders? Pas du tout. «Il a réuni ses soldats et leur a dit que ses renseignements confirmaient la rumeur : les troupes de Juba étaient bel et bien plus nombreuses que les leurs, et étaient de surcroît à la hauteur de leur réputation», dit Montaigne. Puis, il les a exhorté à faire confiance à leur chef, et à se contenter d’agir en soldat, à savoir d’«obéir simplement, sans se mêler de contredire ou de dénigrer leur capitaine».
> Ruse. Les Suisses voulurent empêcher César de passer sur leurs terres, et lui envoyèrent un messager pour lui faire savoir qu’ils utiliseraient la force, le cas échéant. «Il fit bonne figure, et prit quelques jours pour donner sa réponse, se servant en réalité de ce délai pour rassembler assez de forces pour vaincre ses opposants».
> Bienveillance. «Il ne demandait qu’une chose à ses soldats, la vaillance». «Souvent après ses victoires, il leur lâchait la bride, les dispensant pour quelque temps des règles de la discipline militaire». «Il aimait qu’ils fussent richement armés, et leur faisait porter des harnais gravés, dorés et argentés, afin que le soin de la conservation de leurs armes les rendît plus âpres au combat».
> Sévérité. «La neuvième légion s’étant mutinée près de Plaisance, il la cassa avec ignominie». «Il apaisait [les tensions internes] plus par autorité et par audace, que par douceur».
> Motivation. «Il faisait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat». Lors de la bataille de Tournay, il allait d’une légion à l’autre pour les encourager à se battre. Il parla ainsi à la dixième légion «jusqu’à ce que les premières flèches ennemies leur tombe dessus».
> Exemplarité. «Si nous croyons Suetone, quand il entreprit d’aller en Angleterre, il fut le premier à sonder le gué». «En toutes occasions, il faisait toujours le travail de reconnaissance lui-même, et ne laissait jamais passer son armée là où il n’était déjà passé».
> Intelligence. «Il aimait à dire qu’il aimait mieux la victoire due à l’intelligence que celle résultant du seul usage de la force». «Durant son conflit avec Petreius et Afranius, la chance lui offrit l’occasion de prendre l’avantage sur ses ennemis, mais il refusa de saisir celle-ci, car il ne voulait pas venir à bout de ses adversaires par sa bonne fortune».
> Bravoure. «En cette grande bataille qu’il eut contre ceux de Tournay, il courut se présenter au front, sans bouclier». Autre exemple cité par Montaigne : «Passant avec un seul vaisseau le détroit de l’Helespont, il rencontra en mer Lucius Cassius, qui lui avait dix gros navires. Il eut le courage non seulement de l’attendre, mais aussi d’aller droit sur lui et de le sommer de se rendre. Et il en vint ainsi à bout».
> Flamboyance. «Il avait pour habitude de porter un riche accoutrement au combat, de couleur éclatante, pour se faire remarquer».
> Aura. «Jamais chef de guerre n’eut tant d’ascendant sur ses soldats». «Une de ses cohortes résista quatre heures durant aux assauts de quatre légions de Pompeius, jusqu’à ce qu’elle fut complètement criblée de centaines de milliers de flèches. Un soldat dénommé Scaeva, qui tenait l’une des entrées de la position retranchée, resta à son poste en dépit d’un œil crevé, d’une épaule et d’une cuisse percées ainsi que de son écu transpercé en deux cent trente endroits».
Impressionnant, n’est-ce pas? Pour devenir un leader exceptionnel, du moins digne de César, il convient de réunir toutes ces qualités. Et si, plus modestement, on tient à s’améliorer en tant que leader, eh bien, on dispose ainsi d’une liste intéressante de qualités à travailler…
Ce que je note, quant à moi, c’est que tant Coriolanus que César avaient d'immenses qualités – la transparence, la bravoure, la ruse, l'aura, etc –, mais se distinguaient sur un point majeur : la souplesse. Oui, la souplesse d'esprit. Coriolanus s’est mis à haïr le peuple, qui n’avait pas voulu lui accorder sa confiance, et s'est braqué à mort contre lu. Rien , ou presque, n'a réussi à lui faire changer d'idée, à lui faire comprendre qu'il était dans l'erreur. Il est ainsi passé du statut de héros à celui de traître, et le fait de le réaliser – lui qui ne jurait que par la fidélité et la constance – l’a fait trembler, et par suite, échouer.
En revanche, César, lui, était remarquable de souplesse. Chacun de ses actes en témoigne : il sait s,adapter à la situation, et donc plier quand cela est nécessaire, sans jamais rompre pour autant. Et on notera que César est entré dans l'Histoire, pas vraiment Coriolanus…
En passant, le marquis de Vauvenargues, un moraliste français du XVIIIe siècle, aimait à dire : «Il est bon d’être ferme par tempérament, et flexible par réflexion»…
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