J'ai découvert la semaine dernière que ma collègue Louise Rouleau avait une pépite qui traînait sur son bureau. Laquelle? Une copie du tout premier journal Les affaires - volume 1, numéro 1 - qui est paru en février 1928. Rien de moins.
À quoi ressemblait le journal à cette époque-là? Je vais vous décrire la première page, pour vous permettre de vous en faire une bonne idée. Le titre «Les Affaires - A Magazine of Business» occupait la moitié du haut, avec l'indication du prix (20 cents). Quant à l'autre moitié, elle était uniquement composée de titres d'articles (pas de publicité, ni d'illustration), comme «Causerie pour les voyageurs de commerce», ainsi que de l'intitulé des différentes sections du journal, comme «Prospections et promotions des ventes».
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Je n'ai bien entendu pas résisté au plaisir de la feuilleter, et là - ô surprise! - mes yeux sont tombés sur un article intitulé Coopération entre le patron et l'employé, signé par un mystérieux Mercure (le nom d'un cabinet-conseil en management de l'époque? Probable, mais je ne peux l'affirmer). Vous me connaissez, et pouvez imaginer mon ravissement. Un ravissement que je vais tenter de vous communiquer, en partageant avec vous l'essentiel de ce texte. C'est que je suis sûr et certain que le fait de constater combien les préoccupations au travail de nos arrière-grands-parents - et la solution ici suggérée pour y remédier - étaient proches des nôtres...
«Il y a plus d'idées dans deux têtes que dans une seule ; encore davantage dans les 50, 100, 200 têtes qui composent le personnel d'une usine où chacun gagne le pain quotidien qui donne la vie. Étant en contact constant avec l'outillage et tout ce qui contribue de près ou de loin aux phases plus ou moins nombreuses de la fabrication, l'employé y voit et y sent tout ce qui est défectueux, tout ce qui 'cloche' et mieux que tout autre peut suggérer les améliorations, les changements qui, tout en lui assurant plus de confort et de bien-être dans l'exécution de son travail, seraient de nature à rendre la production meilleure et plus forte.
«Le gérant n'a habituellement que très peu connaissance des difficultés rencontrées quotidiennement par ceux qui sont sous ses ordres. (...) Car il ne peut pas toujours constater de visu les défectuosités ou les inconvénients, même avec la meilleure volonté du monde, à cause soit de l'étendue de l'usine, soit du très grand nombre d'employés. (...)
«[À cela s'ajoute] le fait qu'il y a deux sortes de gérants : ceux qui ont réellement à coeur le progrès de l'usine ; et ceux qui ne cherchent que la satisfaction d'une sotte vanité et un salaire facilement gagné. Ces derniers représentent un véritable fléau. Ils travaillent des pieds et des mains pour arriver au poste de gérant ; à la façon des commères dont ils ont un peu le tempérament. Ils essaient en cours de route de discréditer les plus possible leurs compagnons qui sont sont des rivaux réels ou supposés, afin de se rehausser aux yeux d'un président trop 'bon garçon'. Et ce qu'il y a de surprenant, c'est que de pareilles nuisances arrivent à se faire écouter...
«Mais il est peu probable qu'il se rencontre parmi nos lecteurs des individus de ce calibre, et nous supposons que vous êtes, M. le Gérant, un homme dans toute l'acceptation du mot, appartenant à la première catégorie. Dans ce cas, vous avez à coeur le succès de votre entreprise. Vous voulez devancer la concurrence. Vous voulez survivre. Vous êtes disposé à utiliser à cette fin tous les moyens disponibles qui ne vont pas à l'encontre de la Justice, du code éthique de rigueur en affaires.
«Voici donc, pour vous, un moyen honnête d'améliorer énormément le rendement de votre entreprise quelle qu'elle soit. C'est un moyen qui se recommande dans toute entreprise indépendante ; il est rationnel, simple d'exécution, et, de plus, sûrement effectif. Nous voulons parler de... la boîte aux suggestions!
«Cette méthode est pratiquée dans les établissements commerciaux et industriels les plus prospères des États-Unis et des nations industrielles d'Europe. Il s'agit simplement d'installer dans un endroit central de votre établissement une boîte genre boîte-aux-lettres. Au-dessus, mettez par écrit, d'une façon concise, claire et précise les instructions que vous voulez donner à vos employés concernant la manière d'utiliser cette boîte. En voici un spécimen :
Déposez ici,
signées par vous,
toutes les
SUGGESTIONS
que vous croirez être
dans le plus grand intérêt de la maison :
amélioration du service,
de votre confort,
du personnel,
de l'outillage, etc.
Ou encore, réduction des dépenses en général,
du prix de revient, etc.
PENSEZ LOIN ET VOYEZ JUSTE.
Vos idées vous paieront.
Strictement confidentiel.
T. Dumoulin, gérant.
«Ce spécimen n'a été élaboré que dans le but de donner une idée de la forme approximative que doit avoir les instructions. Les différentes corporations ayant des besoins spéciaux, les instructions devront dans chaque cas être adaptées aux circonstances ou aux besoins temporaires.
«Les suggestions que les employés jugent à propos sont rédigées, signées et déposées dans cette boîte à mesure qu'elles leur viennent. À noter que lorsque nous disons 'employé', cela ne signifie pas seulement les manoeuvres, il y a aussi les contremaîtres, les chefs de département, les surintendants, en un mot, tout le personnel.
«Il est impossible de nommer toutes les idées qui peuvent être tamisées au moyen de la boîte aux suggestions. Tel suggérera un moyen tendant à améliorer le rendement, tel autre un procédé de manipulation plus économique, celui-ci une simplification susceptible de diminuer les dépenses inévitables (overhead), celui-là une méthode qui rendra plus efficient le travail de bureau, simplifiera la comptabilité, éliminera des livres inutiles ou une opération compliquée et inefficace. C'est qu'il y a tant de choses à améliorer dans l'organisation qui semble pourtant la plus parfaite...
«Il va de soi que toutes ces suggestions ne pourront être réalisées. Elles ne pourront même pas l'être immédiatement - celles qui mériteront l'attention - mais, pour l'employeur qui considère son entreprise non pas comme le rêve de sa vie mais comme une entité vouée à rendre service à ses semblables, ces suggestions seront une mine quasi inépuisable de perfectionnements.
«Outre le fait de stimuler l'ambition des employés qui se considéreront flattés de pouvoir donner des conseils au patron, cette pratique excitera chez eux le travail mental, aiguisera leur esprit de recherche, leur fera prendre intérêt à l'entreprise par le seul fait qu'ils s'apercevront qu'ils y ont leur mot à dire indirectement.
«C'est aussi un moyen pour le patron de connaître les employés qui prennent réellement intérêt à leur travail. Au moyen de ces suggestions, il pourra voir quels sont ceux de ses hommes qui sont les plus intelligents, les plus pratiques, les plus entreprenants. Il pourra choisir parmi les plus débrouillards. Et faire des plus actifs des associés, des surintendants, des contremaîtres. Il sera alors sûr d'avoir avec lui des hommes de valeur, qui ne travaillent pas seulement pour le salaire.
«De leur côté, les employés constateront bien vite que ce n'est pas le favoritisme qui gouverne les promotions, mais la réelle valeur des hommes. Si bien qu'ils redoubleront d'efforts pour obtenir de l'avancement, et ce, par le seul moyen rationnel en l'occurrence : en mettant en évidence leur valeur, leurs capacités, leur initiative.
«Bref, dans les moments de changements, il est bon d'avoir beaucoup d'idées à sa disposition, et ceci est un excellent moyen d'en trouver.»
Voilà. Fabuleux, n'est-ce pas? Moi, j'ai savouré du début à la fin. Un vrai délice.
En 1928, les préoccupations du quotidien au travail ressemblaient furieusement aux nôtres, en particulier la pêche aux idées neuves. Tout le monde dit de nos jours que la survie passe par l'innovation. Plus que jamais. Hum... Hum... Un peu de modération s'impose à cet égard, car il semble bien que cette 'urgence vitale' était déjà là il y a un siècle de cela.
Quant à l'idée de la boîte à suggestions, j'imagine qu'elle vous a fait sourire comme moi. Surtout avec des recommandations savoureuses comme «Pensez loin et visez juste». Je sais bien ce que vous pensez de cette idée-là : «Une boîte à suggestions? Rien de mieux pour détruire toutes les suggestions. C'est un puits sans fond dont jamais rien ne remonte, si ce n'est, petit-à-petit, la frustration des employés qui finissent par comprendre qu'en vérité la haute-direction n'en a rien à cirer de leurs idées neuves». Classique.
Certes, il est vrai que nombre d'entreprises qui ont tenté l'aventure de la boîte à suggestions s'en sont mordu les doigts. Mais, soyons francs, c'était vraisemblablement parce que l'opération n'avait pas été menée comme il le fallait. D'ailleurs, je me permets de souligner qu'il y a un passage crucial dans le texte concernant ce point précis : la clé du succès, c'est d'expliquer à tous que rares seront les suggestions retenues, et encore plus rares, celles réalisées ; mais que celle qui ressortira franchement du lot, elle, se verra apportée une grande attention, voire deviendra une vraie priorité de l'entreprise. Mercure l'indique clairement : «Ces suggestions seront une mine quasi inépuisable de perfectionnements». Des perfectionnements que l'employeur ne soupçonne même pas : «Il y a tant de choses à améliorer dans l'organisation qui semble pourtant la plus parfaite...»
Que retenir de tout cela? Ceci, à mon avis :
> Qui entend booster la collaboration au sein de son bureau se doit de 'Penser loin et voir juste'. Il lui faut trouver le moyen de connecter ensemble les différents éléments de l'écosystème dans lequel il évolue, à commencer par les employés entre eux, afin qu'ils puissent tous ensemble se faire une idée du meilleur moyen de faire grandir harmonieusement leur organisation. Pour ce faire, il peut notamment recourir à la bonne vieille boîte à suggestions, comme le pratiquaient nos arrière-grands-parents au début du 20e siècle. Et ce, en prenant soin de l'adapter aux goûts du jour : et si vous demandiez à tout le monde de télécharger sur leur cellulaire une app faisait office de boîte à suggestions virtuelle...
En passant, l'artiste américain John Cage aime à dire : «Je ne comprends pas pourquoi les gens ont peur des idées nouvelles. Moi, j'ai peur des vieilles idées».
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