BLOGUE. Comment convient-il de vivre sa vie, en particulier au travail? C'est, vous le savez depuis longtemps, la question centrale des billets du blogue «En Tête» et c'est, bien entendu, celle de nombre de philosophes de l'Antiquité. D'un en particulier, d'ailleurs : Épictète.
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Peut-être avez-vous déjà lu quelques-unes de ses pensées, la plupart du temps tirées de son ouvrage le plus connu, son Manuel. Du genre : «N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux». Le philosophe grec né cinquante années après Jésus-Christ y dit en substance que, de tout ce qui existe dans le monde, certaines choses sont en notre pourvoir, et d'autres pas, si bien qu'il nous faut apprendre à les distinguer et à en user à bon escient.
Nos mouvements, nos opinions, ou encore nous désirs – c'est-à-dire toutes nos actions – dépendent directement de nous ; Épictète les dénomme les choses "prohairétiques". Quant aux autres, elles sont "aprohairétiques". Qu'est-ce que la prohairesis, au juste? En grec ancien, elle désignait tout ce qui fait de nous des êtres distincts, différents de tous les autres êtres vivants : quand, par exemple, nous désirons quelque chose, notre prohairesis s'exprime pleinement, car elle est l'expression directe de notre individualité. Idem, lorsque nous ressentons un besoin impulsif ou de la répulsion, lorsque nous disons «oui» ou «non», ou bien lorsque nous jugeons, c'est notre prohairesis qui parle.
Pour bien saisir de quoi il s'agit, rien de mieux que des illustrations d'Épictète lui-même, tirées de son second livre connu, ses Entretiens. Pour commencer, un cas de figure qui peut paraître a priori surprenant, mais qui recèle une rare sagesse...
Inutilité des conseils
«Il est ridicule de dire : "Conseille-moi". Que voudrais-tu que je te conseille? Dis plutôt : "Rends mon esprit capable de s'adapter à tout ce qui doit arriver".
«Demander un conseil, c'est comme quand un analphabète demande : "Dis-moi ce que je dois écrire quand on me dictera un nom". Si je lui dis d'écrire Dion et qu'on vienne lui dicter comme nom, au lieu de Dion, Théon, que se passera-t-il et qu'écrira-t-il? Alors que si tu as vraiment appris à écrire, tu es prêt, à tout moment, à prendre n'importe quoi sous la dictée.
«Garde donc à l'esprit ce principe général : tu ne sera pas dans l'embarras faute de conseils, mais si tu restes bouche bée devant les objets extérieurs, tu sera fatalement ballotté au gré du vouloir de ton maître. Quel maître? L'homme dont dépendra l'objet de ton désir ou de ton aversion.»
Autre cas de figure : la procrastination...
Ne pas remettre à demain
«Si tu relâches un moment ton attention, ne t'imagine pas que tu pourras la retrouver quand tu voudras. Dis-toi qu'à cause de l'erreur que tu fais aujourd'hui, ta situation risque d'empirer à tous les autres points de vue.
«Tout d'abord, et c'est là le plus grave, l'habitude de l'inattention prend racine en toi ; puis vient celle de différer ton attention. Tu t'habitues à remettre sans cesse, s'un jour à l'autre, ta conversion à une vie tranquille, réglée, et qui se conforme à la nature. Si tu estimes qu'il est de ton intérêt de remettre à plus tard cet objectif, c'est qu'il vaut mieux y renoncer complètement. Sinon, pourquoi ne lui consacres-tu pas une attention de tous les instants? (...)
«Le charpentier travaille-t-il avec plus de précision quand il est distrait? Le pilote dirige-t-il mieux son navire? Existe-t-il, en général, aucune activité, fût-elle minime, mieux exécutée dans l'inattention? Ne vois-tu pas que si, une fois, tu laisses échapper ta concentration, il ne sera plus jamais en ton pouvoir de la reprendre pour l'appliquer à une conduite convenable, au respect de toi, à la modération? (...)
«S'il est bon, pour demain, de faire attention, cela vaut encore mieux aujourd'hui : si demain c'est dans ton intérêt, ce l'est plus encore aujourd'hui : tu pourras, demain, continuer ton effort au lieu de le remettre sans cesse au jour suivant.»
Pour finir, le danger des idées reçues...
L'habit ne fait pas le philosophe
«Ne vous fiez jamais aux idées reçues pour louer ou blâmer qui que ce soit, ni pour apprécier son savoir-faire ou son incompétence, et vous ne tomberez ni dans la précipitation, ni dans la malveillance. "Cet homme se lave vite". A-t-il tort? Pas forcément. Qu'en est-il donc? Il se lave vite, c'est tout.
«– Alors, tout ce qu'on fait est bien?
«– Pas du tout ; simplement, les conduites dictées par des jugements corrects sont justes, celles qui obéissent à une pensée déshonnête sont déshonnêtes.
«Mais pour ce qui te concerne, tant que tu n'a pas examiné dans le détail ce qui dicte sa conduite à tel ou tel, abstiens-toi de prononcer blâmes ou éloges sur ses actes. Il est malaisé de juger de ce que pense quelqu'un d'après son apparence extérieure.
«– C'est homme est charpentier.
«– Pourquoi?
«– Il se sert d'un rabot.
«– D'accord!
«– Celui-ci est musicien, puisqu'il chante.
«–D'accord!
«– Celui-ci est philosophe.
«– Pourquoi?
«– Il a un manteau court et les cheveux longs.
«– Les mendiants aussi, non?»
Voilà. J'espère que vous saisissez maintenant un peu mieux ce qu'est la prohairesis, cette faculté que nous avons tous d'exprimer avec droiture notre individualité, mais que malheureusement nous utilisons si peu. En effet, soyons honnêtes et reconnaissons humblement qu'il nous arriver de procrastiner, ou encore de prendre des décisions importantes, mais biaisées par nos idées reçues. Pas vrai?
Et pourtant, à bien y réfléchir, il n'appartient qu'à nous d'en être autrement. Comment ça, me direz-vous? En en revenant à ce qui caractérise la prohairesis, et donc en exprimant davantage au travail ce qui nous est propre, soit :
1. Tenez davantage compte de vos émotions. Il est bon d'appuyer ses décisions sur la raison, pas sur une impulsion, c'est évident ; mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille occulter les émotions qui vous traversent à ce moment-là, car la toute première intuition est souvent bonne conseillère.
2. Tranchez plus souvent. Trop souvent, nous balançons entre le «oui» et le«non», et reportons nos décisions à plus tard. Mille excuses nous viennent alors : on va recueillir davantage d'informations avant de nous décider, etc. Mais il ne s'agit là que de temporiser, ce qui ne sert en général pas à grand chose. Faites-vous plus confiance, et décidez une bonne fois pour toute!
3. Exprimez davantage vos opinions. En groupe, il nous arrive parfois de nous taire lorsque nous sentons que notre idée va à l'encontre de celles des autres. Pourquoi? Par respect, par souci de ne pas faire de vagues, etc. Bref, pour de mauvaises raisons. Le mieux est de dire le fond de votre pensée, car cela pourra déclencher une étincelle chez autrui, enrichir le débat, et peut-être mener à une trouvaille que personne n'imaginait jusqu'alors.
Convaincus, désormais? Si ce n'est toujours pas le cas, j'ai un dernier conseil pour vous : précipitez-vous, une fois de plus, chez votre libraire préférez et procurez-vous le livre de poche Ce qui dépend de nous (Arléa, 2004), qui réunit le Manuel et les Entretiens d'Épictète. Cela devrait vous permettre d'avancer à grands pas vers un peu plus de sagesse.
En passant, une toute dernière pensée d'Épictète : «Tout comme tu fais attention, en te promenant, à ne pas marcher sur un clou et à ne pas te tordre la cheville, fais attention aussi à ne pas faire de mal à ce qui dirige ton âme. En gardant cela en tête, tu feras plus sûrement ce que tu as à faire.»
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