BLOGUE. Au fond, qu'est-ce que le courage? Ne pas trembler face au danger? Oser ce que d'autres n'osent pas. Tenter ce que personne n'a encore réussi à accomplir? Un peu de tout ça à la fois? Et appliqué au travail, que devient cette vertu?
Découvrez mes précédents posts
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
S'il y a bien une personne qui doit faire preuve de courage au travail, c'est le leader, qu'il soit à la tête de l'équipe ou de l'entreprise. Car si le courage lui fait défaut aux moments cruciaux, on peut être sûr que ses coéquipiers et autres employés vont vite lui retirer leur confiance et vont finir par le mettre dehors. Mais voilà, comment montrer aux autres que l'on est courageux?
J'ai trouvé une magnifique réponse dans un livre du professeur de philosophie français Francis Wolff intitulé Philosophie de la corrida (Pluriel, 2011). Celui-ci y explique qu'au-delà des controverses passionnées sur sa légitimité, la corrida est un splendide objet de réflexion. Est-ce un spectacle? Une cérémonie? Un jeu? Un sport? Un combat? Un art? Réfléchir sur ce qu'est la corrida au juste permet de méditer, entre autres, sur le rôle du torero, et par suite, sur ce qui fait qu'un torero est torero (ou n'est pas torero…). Une méditation riche en enseignements pour qui se pique de management et de leadership…
Ainsi, la corrida est une lutte à mort entre un homme et un taureau, mais une lutte inégale car à sens unique : le taureau doit mourir, pas le contraire, sauf accident. C'est d'ailleurs ce qui fait que la corrida est tant décriée, du moins par ceux qui n'y voient que la souffrance de l'animal et le sort cruel qui lui est réservé. M. Wolff, lui, voit dans cette lutte inégale toute la beauté de la corrida. En effet, le moment est dramatique, et tout le monde le sait – le torero, le public et le taureau lui-même –, car la mort est l'issue inéluctable du combat (rares sont les fois où le taureau est gracié, en raison de sa bravoure exceptionnelle). La Mort rôde dans l'arène, et – qui sait? – pourrait bien frapper le torero à la moindre défaillance de sa part. De cette tension insoutenable naît le beauté.
D'où la nécessité pour le torero de suivre à la lettre un code de conduite ancestral, dont on trouve les prémisses dans la philosophie de l'Antiquité. «Même si vous êtes serrés de près, écrit Sénèque dans De la constance du sage, si vous êtes bousculés par la violence de votre ennemi, il est indigne de céder. Gardez le poste qui vous a été assigné par la nature!»
«On n'est maître de son adversaire que parce que l'on est maître de soi, ajoute M. Wolff dans son livre. On ne domine le taureau qu'en dominant ses propres affects. Être torero, être Sage, c'est traiter par le mépris – ou l'indifférence – tout ce qui devrait vous affecter, tout ce qui affecte le commun des hommes. Il y a là un paradoxe essentiel : la distance morale du héros ou du Sage par rapport à l'adversité est d'autant plus grande que la distance physique par rapport à l'adversaire est plus réduite. Ce paradoxe est constitutif de la morale stoïcienne, célèbre dans l'Antiquité pour ses paradoxes, comme de l'éthique «torera» : «Il faut au torero frôle le taureau ou la mort, pour pouvoir s'en montrer détaché». Plus l'adversaire est proche de son corps, plus il peut montrer qu'il s'en tient lui-même à distance. Il doit donc s'en tenir au plus près pour pouvoir s'en montrer au plus loin. (…)
«Ce paradoxe est celui du «détachement». Le Sage, ou le torero, ne peut faire preuve de son détachement vis-à-vis de la mort qu'à condition de la provoquer. Il ne peut montrer la distance où se situe sa liberté par rapport au taureau qu'à condition de raccourcir la distance physique qui le sépare de lui et mettre ainsi en péril cette liberté même. Pour augmenter la distance métaphorique qui le détache de la mort, il doit raccourcir la distance littérale qui le sépare des cornes. Il ne peut être indifférent à ce qui lui arrive venant du taureau qu'à condition qu'il lui arrive presque dessus. C'est pourquoi les Sages stoïciens réclament les épreuves, sans lesquelles leur sagesse et leur liberté resteraient lettre morte. Sénèque : «Un gladiateur trouve déshonorant d'être mis en ligne contre un adversaire moins fort que lui. Il sait qu'à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire» (De la providence).»
Comment se comporter durant de telles épreuves? Comment dévoiler au grand jour l'étendue de son courage? M. Wolff a, pour y répondre, concocté les 10 commandements du torero. «Ces commandements ne sont pas, comme dans un traité de tauromachie classique, quelques règles fondamentales pour bien toréer les taureaux, mais quelques maximes élémentaires pour devenir torero», précise-t-il. Les voici, avec ses explications :
1. «Tu seras torero, c'est-à-dire tu seras d'abord, toujours, et absolument conforme à ton office.» Autrement dit, ton «être torero» précède, détermine et valorise tes actes, même lorsque tu n'es pas en train de les accomplir, et même si tu les accomplis mal.
2. «Tu feras toujours et autant que possible ce qui est impossible à tout autre.» C'est-à-dire que tu peux être un idéal, mais non un exemple pour les hommes ordinaires ; ils peuvent t'admirer, non t'imiter.
3. «Tu mettras ton être torero au-dessus de ton propre être.» La valeur de ton office est supérieure à celle de ton existence.
4. «Tu seras tel que tu te montres.» Tu vaux d'abord par l'image que tu donnes de toi-même.
5. «Tu combattras ton adversaire quel qu'il soit, et sans te soucier de toi-même : de tes sentiments, de ta souffrance, de ton intégrité physique.» Bref, tu dois toujours respecter ton adversaire.
6. «Tu tueras ton adversaire, quoi qu'il arrive et quoi qu'il t'en coûte.» Le torero est, de fait, un matador, à savoir celui qui donne la mort au taureau.
7. «Tu sera toujours maître : de ton adversaire, de l'adversité, de toi-même ; c'est-à-dire de tes gestes, de tes réactions, de tes émotions.» C'est là l'image-même de la puissance de la volonté.
8. «Tu tromperas ton adversaire sans lui mentir.» Subtil! L'idée est que tu combattras avec toutes les ressources de ton intelligence, mais en toute loyauté.
9. «Tu dissimuleras aux spectateurs ce que tu penses sans les tromper sur ce que tu fais.» Tu ne feras spectacle d rien de ce qui est étranger à ton office de torero ; tu t'abstiendras en particulier de l'expression de tout sentiment ou opinion étrangers à ton office, mais tu ne feras rien pour les tromper dans l'accomplissement de ton office.
10. «Tu exposeras entièrement ton corps au spectateur comme à l'adversaire.» Tu dois t'exposer à l'un et à l'autre de la même façon et dans la même mesure. Tout effet sur le taureau n'a de valeur que si tu t'exposes à lui. Tout effet sur le spectateur n'a de valeur que si tu t'exposes à lui et s'il correspond à un effet sur l'adversaire.
Quand parfois, un dimanche, tel ou tel torero a respecté les règles qui l'ont rendu conforme à ce qu'il est, quand il a suivi à la lettre ces 10 commandements, alors il reçoit le plus vibrant des hommages des spectateurs, un cri d'admiration qui ne tient qu'en un mot répété deux fois : «Torero! Torero!». Quant au leader qui a fait preuve d'un courage exceptionnel, ses coéquipiers peuvent soit rester muets d'admiration, soit lui crier un vibrant – pourquoi pas? – «Olé!»…
En passant, Napoléon Bonaparte aimait à dire : «La bravoure procède du sang, le courage vient de la pensée»…
Découvrez mes précédents posts