De nos jours, les entreprises rivalisent d'ingéniosité pour montrer à tous combien elles sont bienveillantes, c'est-à-dire combien elles se soucient de l'écosystème – l'environnement et la société – dans lequel elles évoluent. C'est à qui offre les produits les plus respectueux de la nature, les conditions de travail les plus enviables, ou encore les montants les plus élevés à des causes touchantes.
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Tant mieux, me direz-vous. Il n'y a pas de mal à faire du bien, ajouterez-vous peut-être. Mais voilà, on peut raisonnablement s'interroger sur la pertinence de surenchérir dans l'angélisme. Une surenchère d'ailleurs tellement claironnée sur tous les toits que certains se demandent s'il ne s'agit pas là de simples coups de marketing…
De fait, n'y a-t-il pas un seuil au-delà duquel chercher à être plus blanc n'apporte, finalement, guère de bénéfices? Prenons une image pour mieux saisir… Deux sprinters font la course. Ils démarrent vite, mais pas trop pour pouvoir garder assez de forces pour accélérer de plus en plus jusqu'à la ligne d'arrivée. Mais voilà, la lutte est tellement chaude que l'un comme l'autre décide de griller ses forces plus tôt que prévu, histoire de faire une différence immédiatement. Et dans cette lutte acharnée, les forces sont grillées si rapidement que l'on en assiste, finalement, à un gaspillage d'énergie, les efforts fournis par l'un comme par l'autre ne permettant à aucun de faire une vraie différence. Du coup, les deux terminent la course à égalité, et ont dépensé des forces herculéennes en pure perte : chacun ayant mal géré sa course, aucun des deux n'est parvenu à battre son record personnel.
On le voit bien, le risque à vouloir trop bien faire, c'est de ne plus être vraiment efficace. C'est de gaspiller ses forces. C'est même de nuire à soi-même et à l'écosystème dans lequel on se trouve.
Tout cela, je l'ai compris grâce à une étude remarquable d'intelligence, intitulée The pursuit of malevolence: Minimizing corporate social irresponsability to maximise social welfare. Celle-ci est le fruit du travail de trois chercheurs de l'École de management HHL de Leipzig (Allemagne) : Christina Kleinau, chercheuse en économie et en éthique; et Henning Zülch, professeur en comptabilité et audit, assisté de son étudiant Christian Kretzmann. Voici de quoi il s'agit…
Les trois chercheurs allemands ont eu l'envie de bousculer une idée reçue, à savoir qu'il était forcément bénéfique pour une entreprise de se montrer de plus en plus soucieuse de son impact positif sur son écosystème. Toute la subtilité résidait dans le «forcément bénéfique» : le «forcément» méritait d'être vérifié, quant au «bénéfique», d'être précisé pour qui.
Aussi ont-ils analysé en profondeur les études récentes en lien avec deux approches distinctes du concept de responsabilité environnementale et sociale. L'approche du "prix Nobel" d'économie Milton Friedman et celle d'Edwin Dodd, professeur de droit à Harvard :
> Milton Friedman. Il a dit en 1970, six années avant de décrocher son "prix Nobel", que «la responsabilité sociale de l'entreprise consiste tout bonnement à accroître ses profits, en respectant les lois et l'éthique en vigueur». Une vision que rejoignent des sommités comme Michael Jensen, de Harvard, et Dick Brealey, de la London Business School.
> Edwin Dodd. Il a dit en 1932 que les entreprises avaient la responsabilité d'«user sagement de leur pouvoir», et donc d'avoir une «contribution positive» au milieu dans lequel elles se trouvent. Une vision que partagent, entre autres, Keith Davis, professeur de management à l'Université d'État d'Arizona à Tempe (États-Unis), et Stephen Swallow, professeur d'économie à l'Université du Connecticut à Storrs (États-Unis).
Qu'est-il ressorti de cette analyse? Des choses fort intéressantes, ma foi :
> Commencer par soi. Le premier service que peut rendre l'entreprise, c'est d'être en bonne santé elle-même. Sans quoi, elle va nuire à son entourage, et donc à son écosystème. Du coup, il lui faut bel et bien veiller à accroître ses profits, comme le préconise Friedman.
> Poursuivre par autrui. L'entreprise ne peut pas se contenter de se faire du bien à elle-même, en se disant que ce sera bénéfique indirectement à ce qui l'environne. Elle doit rendre un service supplémentaire à son écosystème, à savoir l'aider à aller de mieux en mieux. Sans penser juste à elle et à son petit profit personnel, comme le préconise Dodd.
> Optimiser son action. L'entreprise doit veiller à faire du bien tout partout : à elle comme aux autres. Elle se doit d'être bienveillante. Mais attention à ne pas chercher à en faire trop! Car elle se pénaliserait elle-même, à par exemple redoubler d'efforts pour autrui sans que cela ne lui soit vraiment positif. Car elle gaspillerait ses ressources et ses efforts.
Fascinant, n'est-ce pas? Bon. Maintenant, je vois que vous vous interrogez encore : mais comment faire pour savoir quand on en fait trop? quand on gaspille son énergie pour des résultats qui n'en valaient pas vraiment la peine?
C'est là que l'étude de Mme Kleinau et MM. Zülch et Kretzmann devient passionnante. Leur étude montre en effet que l'erreur de ceux qui redoublent d'ardeur dans leur bienveillance réside dans le fait qu'ils visent toujours le même objectif, à savoir faire le maximum de bien autour d'eux. À force de viser et d'atteindre le rond central de la cible, on en finit par chercher à faire encore mieux et à viser le cœur de ce rond central, et par suite à s'épuiser en vain, pour finir par rater complètement nos tirs.
La bonne nouvelle, c'est qu'il y a d'après les trois chercheurs allemands une solution à ce travers de la quête d'excellence. Une solution simple, de surcroît :
> Chercher non plus l'ange, mais le diable. Viser l'angélisme est vain, pis, néfaste. L'idéal est donc de changer de cible, d'arrêter de rivaliser avec les autres pour atteindre l'excellence en matière de bienfaits. Et par conséquent de ne plus chercher à assumer des responsabilités environnementales et sociales de plus en plus élevées, mais plutôt à minimiser son «irresponsabilité environnementale et sociale». C'est-à-dire de ne plus tenter d'être le plus bienveillant de tous, mais plutôt de devenir le moins malveillant possible. Bref, ne plus flatter l'ange en soi, mais plutôt combattre enfin le diable en soi.
Qu'est-ce à dire, au juste? Tout bonnement que lorsqu'on entreprend de faire du bien autour de soi, on en oublie qu'un petit diable réside toujours en nous, bien caché dans l'ombre. Et qu'arrive un moment où l'on a beau faire du bien et toujours encore plus de bien, on finit par réaliser que cela n'apporte pas tant de bienfaits que ça. Pourquoi? Parce que ce petit diable nuit dès lors à votre efficacité, à votre insu.
D'où l'intérêt de s'arrêter un instant. Le temps d'identifier ce petit diable, puis de vous mettre à le combattre de toutes vos forces.
Un exemple frappant : Nike. Dans les années 1990, le fabricant américain de chaussures de sport dépensait des fortunes dans des projets sociaux, à l'image de son soutien aux jeunes femmes des pays en voie de développement qui souhaitaient s'épanouir grâce au sport. Sa priorité était alors de surfer sur la vague de la responsabilité environnementale et sociale. Et un beau jour, Nike s'est pris une grande claque dans la figure, lorsqu'il a été mis au jour le fait que ses chaussures étaient fabriquées par des enfants esclaves de ces mêmes pays en voie de développement. Aujourd'hui, même s'il a corrigé le tir, il paye toujours le prix de n'avoir pas eu le cran de chercher à identifier et détruire son petit diable…
Voilà. Que pouvez-vous retenir personnellement de tout cela? Eh bien, ça, je pense :
> Faites preuve de courage et osez regarder au plus profond de vous-mêmes. Au lieu de tout le temps chercher à donner une bonne image de vous-même au travail, auprès de vos collègues et de votre boss, en redoublant d'ardeur pour faire des bienfaits dont tout le monde entendra parler, vous feriez peut-être mieux d'enfin chercher le petit diable qui se tapit en vous et finira par saper, au pire moment, tous vos efforts. Autrement dit, vous gagneriez à regarder votre mauvais profil, au lieu de ne considérer toujours que le bon.
En passant, le philosophe grec Aristote a dit dans Éthique à Nicomaque : «La surprise est l'épreuve du vrai courage».
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