Aujourd'hui, parlons chiffres, si vous voulez bien. Car j'ai une question à ce sujet pour vous. Ainsi, aimeriez-vous travailler pour une petite entreprise qui affiche un chiffre d'affaires annuel de 270 millions de dollars et des bénéfices d'exploitation de 34 millions de dollars? Oui, une entreprise dont la taille a carrément quadruplé en l'espace de sept années? Bref, pour une entreprise qui vole actuellement de succès en succès, alors que personne ne donnait cher de sa peau au milieu des années 2000?
J'imagine que oui. Du moins, a priori. Maintenant, poursuivons avec mes interrogations. Aimeriez-vous travailler pour une entreprise où chaque équipe établit elle-même sa stratégie, de manière totalement autonome? Une entreprise où il n'y a plus de comité de direction, ni le moindre directeur de quoi que ce soit? Une entreprise, enfin, où, de l'ouvrier au patron, chacun participe à l'innovation? Hein? Aimeriez-vous ça?
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Vous l'avez compris, il s'agit là d'une seule et même entreprise : le groupe Poult, le leader français de la biscuiterie pour marques de distributeurs (Carrefour, Leclerc, Auchan, etc.). Celle-ci a entrepris un virage managérial phénoménal en 2006, à la suite de son acquisition par le fonds LBO France. Un virage entamé par son PDG, Carlos Verkaeren, convaincu qu'il était des bienfaits insoupçonnés de la «déhiérarchisation».
La déhiérarchisation? Je vais vous expliquer en détails de quoi il retourne, à travers l'exemple concret de l'entreprise montalbanaise de quelque 1 700 employés…
M. Verkaeren a considéré que la meilleure façon de travailler, en usine, c'était d'œuvrer en réseau d'équipes autonomes et responsables. Comme autant de cellules évoluant dans un même organisme. Il a donc créé quatre équipes chargées chacune d'un type de produits. Et chaque équipe se devait désormais de fixer ses propres objectifs, d'établir elle-même son planning et de s'assurer de la qualité de sa production.
Ce n'est pas tout. Le PDG a supprimé le comité de direction. Et il a également aboli le plus de niveaux hiérarchiques possible : fini, du coup, les postes de directeur (DRH, directeur du marketing, directeur commercial, etc.). En conséquence, la responsabilisation de chacun s'est accrue d'un seul coup : auparavant, l'opérateur qui entrait en poste à 5h du matin et qui constatait une défaillance dans la ligne de production n'avait pas l'autorité pour arrêter la ligne et remédier au problème lui-même, il devait attendre l'arrivée de son chef, vers 7h, les bras croisés; aujourd'hui, il intervient aussitôt et évite la perte de centaines de biscuits. Car, comme le disent les ouvriers de Poult, «nous ne sommes plus des robots, mais des acteurs de la réussite de l'entreprise», en soulignant «le matériel, c'est le nôtre, maintenant, et nous en sommes responsables».
C'est que même les chefs de ligne de production n'existent plus au sein de Poult. Entré chez Poult à 20 ans comme opérateur, Florent Corbella, 41 ans, a été chef de ligne pendant une quinzaine d'années. Voici ce qu'il a confié au magazine français Socialter : «Maintenant, je suis ce qu'on appelle ici un "technicien de progrès". Je travaille sur la gestion de projets, l'innovation, le développement technique et la résolution de problèmes concernant la fabrication. Je ne m'occupe plus de process ou de garantie des résultats». Autrement dit, il n'est plus celui qui dit aux autres quoi et comment faire, mais celui qui est au service des autres afin que ceux-ci atteignent leurs objectifs. Tout un changement de dynamique, n'est-ce pas?
Comment une telle révolution managériale a-t-elle été possible? Essentiellement grâce à des programmes de formation adéquats. Ces programmes dits de leadership-intraprenariat roulent en permanence. Ils visent à permettre à tous – oui, tous – de développer leur capacité à vraiment travailler en équipe, et donc à assumer sans cesse de nouvelles responsabilités. Et ce, en mettant l'accent sur tout ce qui a trait à l'innovation.
L'innovation? C'est là la véritable clé du succès de Poult, le PDG ne s'en cache pas : «Notre réussite provient de notre intelligence collective», dit-il. Voilà pourquoi a été créé un incubateur interne, qui a pour mission de permettre à chacun d'apporter et de concrétiser leurs idées neuves. À tour de rôle, trois salariés sont amenés à décrocher de leurs tâches quotidiennes pour plancher sur un projet qui leur tient à cœur. Il leur appartient dès lors de vérifier qu'il s'agit d'une bonne idée et d'entamer, le cas échéant, la concrétisation de celle-ci. «Cet incubateur nous permet de façonner le Poult de demain», indique M. Verkaeren.
À cela s'ajoute une ouverture vers l'extérieur accrue, toujours pour innover mieux et davantage. Par exemple, Poult a créé le programme Start-up, qui lui a d'ores et déjà permis de nouer des liens de partenariat avec six jeunes firmes dans l'optique de mettre au point ensemble de nouvelles technologies ou de nouveaux modèles d'affaires. Idem, elle partage expériences et bonnes pratiques managériales avec quatre partenaires de différents secteurs de l'agroalimentaire. Enfin, elle bénéficie de coups de pouce de la part d'universités et d'écoles supérieures, dans le cadre d'un programme de recherche financé par l'Union européenne.
Voilà. Oui, voilà la recette du succès de Poult. Du moins, les ingrédients nécessaires pour cette recette-là, laquelle ne peut véritablement prendre que si celui qui amène le changement, disons en l'occurrence le PDG, respecte quatre principes fondamentaux, d'après ce qu'explique Isaac Getz, professeur de leadership et d'innovation à l'ESCP Europe à Paris (France), dans son livre Liberté & Cie (Flammarion, 2013) :
1. Faites preuve d'humilité. Commencez par écouter et mettez-vous au même niveau que vos employés.
2. Faites preuve de lucidité. Partagez ouvertement votre vision de l'entreprise pour que tous vos employés puissent se l'approprier.
3. Faites preuve de dévouement. Plutôt que d'essayer de motiver vos équipes, construisez un environnement qui leur permette d'évoluer et de s'autodiriger.
4. Faites preuve de vigilance. Soyez le garant de la liberté de chacun d'œuvrer pour le bien commun, grâce à une vigilance de tous les instants. Car rien n'est jamais acquis.
Et le professeur de souligner : «Le PDG qui entend agir de la sorte doit inventer son propre cheminement, le suivre jusqu'au bout et toujours rester vigilant sur l'application des principes. Car les managers sont les plus réticents à ce genre de changement, et donc susceptibles de rétablir la hiérarchie. Une entreprise "libérée" est une entreprise où les managers sont au service des autres».
En passant, le chef d'État athénien Périclès disait : «Il n'y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage».
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