BLOGUE. Qu'on le veuille ou non, nous sommes tous les enfants de Taylor. Nous avons tous en tête l'idée que le mieux pour chacun de nous, au travail, est de se perfectionner dans ce que l'on aime faire, se perfectionner jusqu'à l'extrême, c'est-à-dire jusqu'à devenir un champion faisant l'admiration des autres. Autrement dit, un employé, une tâche, et en route pour l'excellence!
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Ce modèle de fonctionnement se retrouve dans les sports les plus populaires, ce qui nous conforte dans l'idée que c'est là la meilleure façon de travailler possible. Pensons simplement au hockey ou au soccer, où chacun doit tenir son rôle au sein de l'équipe, un rôle clairement défini, qui ne doit surtout pas empiéter sur celui des autres, un rôle surtout qui correspond le plus à nos talents propres (par exemple, celui qui a le sens du but est mis à l'attaque et celui qui a des réflexes incroyables garde le but).
Mais voilà, est-ce vraiment là la meilleure façon de fonctionner en équipe? Pas sûr. Prenons un autre sport pour le réaliser, même si celui-ci n'est pas aussi populaire que le hockey et le soccer : le volleyball.
Je sais, la simple vue du mot "volleyball" vous évoque des images de filles et de gars en maillots de bain, qui courent et plongent dans le sable fin des plages du Brésil. Mais le volleyball, ce n'est pas que bikinis et muscles bronzés. C'est en fait, bien avant sa version de plage, un sport collectif, où deux équipes de six joueurs séparées par un filet s'affrontent avec un ballon. Six joueurs, à savoir trois avants et trois arrières, dont la particularité est qu'à chaque récupération de balle, tous font une rotation dans le sens des aiguilles d'une montre.
Par conséquent, chaque joueur est amené, dans une partie, à être à l'avant et à l'arrière. Chacun est appelé à occuper des fonctions distinctes : une fois, effectuer le service, une autre, sauter au filet pour contrer les tirs adverses, une autre encore, passer de belles balles en l'air pour permettre à ses partenaires de perforer la défense adverse d'un tir prodigieux, etc. Chacun se doit donc d'être polyvalent à l'extrême, et non ultraspécialisé dans son domaine de prédilection.
Quelqu'un qui n'aurait jamais vu de partie de volleyball pourrait imaginer a priori qu'un tel fonctionnement déclencherait inévitablement le chaos, car il aurait du mal à croire que des joueurs puissent assumer correctement des rôles aussi variés, avec surtout des changements de fonction aussi rapides. Et pourtant. Ceux qui ont déjà regardé une partie aux Jeux olympiques savent quelle magie s'en dégage…
Comment expliquer un tel mystère? C'est ce qu'ont tenu à éclaircir deux chercheurs indiens, Nikhil Agarwal, professeur de management à l'Institut SP Jain de management et de recherche, à Mumbai (Inde), et son étudiant Bharat Mishra. Dans leur étude intitulée Developing job-rotation standards with math, ils ont concocté un modèle mathématique visant à déterminer les conditions nécessaires à réunir pour qu'un système de rotation des postes de travail puisse fonctionner adéquatement, à l'image de ce qui se passe au volleyball.
Pour ce faire, MM. Agarwal et Mishra ont tout d'abord réfléchi à ce qu'ils avaient déjà observé sur les chaînes de production de véhicules de Tata Motors, en Inde. Ils ont noté un fait curieux : quand on les observe de près, on constate qu'il n'y a pas deux camions exactement pareils. Il y a toujours des petits détails techniques, ici et là, qui font que chacun est unique. Pourtant, le processus de fabrication est rigoureusement le même pour chacun d'eux.
Explication : chez Tata Motors, une grande place est accordée au "libre arbitre", c'est-à-dire que chaque employé est libre de travailler à sa façon, pourvu que le résultat soit à l'arrivée. Du coup, l'un a sa manière pour fixer une porte, et un autre, la sienne, si bien qu'en bout de ligne, on peut avoir un même véhicule, mais avec des fixations de portes différentes.
D'un point de vue plus théorique, les deux chercheurs ont découvert que le processus de fabrication chez Tata Motors est la résultante variable de trois éléments :
> La façon de travailler de l'employé;
> La façon de diriger du manager;
> Le procédé standard de fabrication en vigueur au sein de l'entreprise.
Le produit final – ici, le camion de Tata Motors – est le point de rencontre entre ces trois éléments. Un point de rencontre dont la grosseur peut grandement varier : par exemple, il grandit à mesure que l'employé fait preuve d'initiative, ou encore il rétrécit à mesure que le manager se fait dirigiste.
Puis, fort de ce constat, MM. Agarwal et Mishra ont mis au point leur modèle mathématique, en imaginant une équipe de trois employés œuvrant sur un point précis de la chaîne de production de Tata Motors. Le premier reçoit les pièces à l'accueil de l'usine et les range là où elles doivent être rangées; le second vérifie que les pièces reçues correspondent bien aux commandes passées et enregistre les données à ce sujet dans le système informatique; le troisième fait l'inventaire des pièces rangées et utilisées, en veillant à ce qu'il n'y ait jamais de rupture dans la chaîne de production, et passe les commandes nécessaires. Ces tâches sont liées, car successives.
Les deux chercheurs indiens ont regardé ce qu'il se produisait lorsqu'on instaurait une rotation entre les trois, et ont ainsi découvert que :
> Arrive un moment où la rotation est plus efficace que la spécialisation (chacun œuvrant à longueur de temps au même poste).
> Ce moment-là venu, plus la rotation est rapide, plus elle est efficace.
> Cela étant, la rotation risque de dérailler si l'un des trois permute alors qu'il n'a pas fini la tâche en cours. Car cela complique grandement le travail du suivant, qui doit prendre le temps de comprendre ce qui reste à faire, puis de le faire, avant de se lancer dans sa propre tâche.
De tout cela, il ressort un maître mot : synchronisation. Les trois employés doivent impérativement trouver un même rythme de travail, parvenir à se coordonner entre eux, et donc à communiquer de façon harmonieuse. Pas facile, certes, mais pas impossible.
D'où les trois conseils pratiques suivants, suggérés par les deux chercheurs indiens :
> Affinités. Veillez à ce que les employés appelés à faire des rotations de postes entre eux aient dès le départ de grandes affinités entre eux (ils ont été à la même université, ils ont une expérience professionnelle similaire, etc.).
> Similarités. Veillez à ce que les postes en rotation soient liés et relativement semblables. Car les employés concernés saisiront sans problème les exigences des autres postes et trouveront sans trop de problèmes le moyen de les satisfaire comme il faut.
> Petitesse. Veillez à ce que le nombre de postes en rotation ne soit pas trop élevé, car le risque de dérapage pourrait devenir démesuré, surtout au départ.
Maintenant, vous vous interrogez peut-être sur les avantages de la rotation circulaire de postes au sein d'une entreprise. Nous avons vu que la performance peut être accrue, à partir de l'instant à la synchronisation est parfaite. Et puis? MM. Agarwal et Mishra en ont noté plusieurs autres, après avoir analysé des expériences menées par de grandes entreprises comme McDonald's et LG Electronics :
> Le changement donne à l'employé une meilleure compréhension de son travail et de celui de ses collègues.
> Le changement procure à l'employé une nouvelle expérience professionnelle.
> Le changement renouvelle l'intérêt de l'employé pour son travail.
Des bienfaits qui se vérifient, bien entendu, à condition que le changement ne soit pas contraint et forcé, mais voulu. Car il n'y a rien de pire que d'exiger des changements à ceux qui y sont naturellement réfractaires.
En passant, le dramaturge français Pierre Corneille a dit dans La Toison d'or : «Et qui change une fois peut changer tous les jours».
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