L’ego. Ce «moi, moi, moi» qui nous pousse à jouer des coudes pour arriver le premier, à tirer aussi souvent que possible la couverture à nous-mêmes, ou encore à piétiner les autres pour fuir au plus vite dès que ça sent le roussi. Oui, cette bête immonde qui sommeille en nous et qui se réveille en hurlant à l’instant-même où elle sent qu’elle peut faire un maximum de ravages autour d’elle, croyant que c’est là le seul et unique moyen d’assurer sa survie. Ne pourrions-nous pas chercher à la faire taire plus souvent au travail?
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Cette interrogation m’est venue en feuilletant l’édition de mois de mars du magazine français Management. Je suis tombé sur une chronique intitulée Le leadership selon Frank Underwood et signée par Yaël Gabison, coach et fondatrice du cabinet Smartside. Une chronique dont je vais partager avec vous l’essentiel.
Frank Underwood, c’est le héros de la série télévisée House of Cards, interprété par le toujours remarquable Kevin Spacey. Il n’a qu’un rôle, saison après saison : devenir président des Etats-Unis. Et pour ce faire, il n’hésite pas à recourir aux stratégies des plus, disons, audacieuses. Comme vous allez le voir…
«Grosse déconvenue pour Frank Underwood au tout début de la première saison : il se voyait déjà secrétaire d’État, il ne sera que le chef de la majorité au Parlement, écrit Mme Gabison. ‘Je sais qu’on vous en avait fait la promesse, mais les circonstances ont changé’, lui déclare Linda Vasquez, la plus proche collaboratrice du président. Lui qui a berné tant de personnes – et en bernera tant d’autres au fil des épisodes – vient de se prendre LA claque de sa carrière politique! D’un coup d’un seul, la perspective d’accéder à la fonction suprême s’éloigne de plusieurs années…
«Incrédule et sonné, il s’effondre sur sa chaise, en lâchant rageusement : ‘C’est une décision minable’. Mais après un court moment d’hésitation, il se reprend. Linda Vasquez lui demande s’ils peuvent compter sur lui. Il sourit et lance un ‘oui’ extrêmement convaincant.»
C’est là que la chronique de Mme Gabison devient vraiment intéressante…
«Tout le monde a déjà connu cette situation. On travaille dur, on s’engage et on croit que, de ce fait, on va être promu. Et puis, il n’en est rien. (…) Ici, l’attitude soumise de Frank Underwood paraît surprenante quand on connaît le personnage et son tempérament de feu. En réalité, elle est plus que sensée.
«Manifester de l’emportement n’aurait abouti qu’à l’exhibition d’un ego blessé, avec une sanction immédiate : sa mise hors jeu définitive. Même s’il n’obtient pas ce qu’il veut sur le moment, Frank Underwood comprend vite qu’il a tout intérêt à ne pas se braquer : s’il veut atteindre son objectif à long terme – devenir président des Etats-Unis –, il lui faut absolument rester dans les arcanes du pouvoir.
«Mais surtout, il saisit que son heure ne pourra venir que si les autres sont convaincus de sa loyauté. C’est que pour bien diriger, un leader digne de ce nom doit toujours garder deux objectifs bien distincts à l’esprit. Le premier est de rester en place et d’assurer sa survie à court terme, en prenant des décisions dans l’intérêt de l’organisation. Le second est de ne jamais perdre de vue son but à long terme. (…) Un vrai leader saura donc parfaitement jouer son rôle au présent sans jamais renoncer à son désir futur.»
Autrement dit, il s’agit en l’occurrence de renoncer aujourd’hui pour mieux réussir demain. C’est-à-dire d’avoir la sagesse d’accepter la défaite, sans pour autant baisser les bras.
Ce qui est plus facile à dire qu’à faire, me direz-vous. Car si l’on savait maîtriser cette bête immonde qu’est notre ego, ça se saurait déjà, non? Eh bien, si telle est votre croyance, je vais tenter de vous en détromper…
Commençons par avoir un meilleur aperçu de ce que je présente depuis le début de ce billet comme une ‘bête immonde’. Et ce, en m’appuyant sur des passages du livre intitulé Mon philosophe minute (Éd. Transcontinental, 2013) de l’écrivain britannique Gerald Benedict…
«Le modèle structurel de la psyché proposé par Sigmund Freud comprend trois éléments : le ça; le moi (ou l’ego); et le surmoi. Le ça, écrit-il, est «la partie obscure, impénétrable de notre personnalité, qui s’emplit d’énergie à partir des pulsions». Le moi représente «la raison, la prudence», tandis que le surmoi peut être considéré comme une sorte de conscience qui punit les débordements par «de pénibles sentiments d’infériorité et de culpabilité».
«C’est le moi (l’ego) qui nous intéresse – cet élément de la psyché qui, pour reprendre l’image de Freud, peut se comparer à un cavalier tirant son énergie de sa monture, le ça, un cheval fougueux parfois difficile à maîtriser. (…) La philosophie l’a associé au ‘je’ ressenti, identifié non pas au corps ou à l’esprit, mais à l’attitude que nous avons envers le corps, l’esprit ainsi que [l’écosystème dans lequel nous évoluons]. Ainsi, le ‘je’ concentre l’identité et l’individualité et, comme une boussole, nous fournit un point de repère nous permettant de nous situer tout au long de la vie – pour nous indiquer d’où nous venons, où nous sommes et où nous allons.
«L’affirmation de soi est donc une promotion consciente du ‘je’. Mais cette promotion-là peut aisément tourner à l’exagération de notre propre valeur, et par suite à l’égoïsme. Comme le disait Oscar Wilde : «L’égoïsme, ce n’est pas vivre comme on veut, c’est demander aux autres de vivre comme on veut vivre». On le voit bien, l’égoïsme revient à dévoyer la juste expression de l’affirmation de soi, de manière flagrante ou camouflée.»
Voilà. Cette ‘bête immonde’ qu’est l’ego n’est, en vérité, pas tant un monstre violent et destructeur niché au plus profond de notre être, indépendant de notre volonté, qu’une forme d’intelligence – le cavalier – peinant à contrôler sa monture – le ça – lorsque celle-ci est prise de folie, sous le coup d’une douloureuse piqure de guêpe à la croupe – l’incident qui fait que nous nous sentons piqués au vif, à l’image de la claque reçue par Frank Underwood lors de l’investiture du président Garrett Walker. Et le terme crucial, ici, est «forme d’intelligence». Je m’explique…
Lorsque notre ego prend le dessus, il nous fait réagir à ce que nous prenons pour une agression envers notre personne, plus précisément envers ce qui fait le propre de notre personnalité. Cette réaction est instantanée – Frank Underwood accuse le coup et lâche un rageur ‘C’est une décision minable’ –, mais surtout, cette réaction est, l’air de rien, raisonnée. En ce sens que nous réalisons alors que le plan que nous avions échafaudé s’est effondré, contre toute attente, ou bien que l’image que nous avions de nous-mêmes se révèle fausse, à nos yeux comme à ceux d’autrui, pour notre plus grand désarroi. Il s’agit, par conséquent, d’une réaction raisonnée visant à parer au plus pressé, à savoir assurer notre survie. Quitte à laisser parler nos plus bas instincts.
Cela dit, la bonne nouvelle, c’est que notre raison intervient dans ce processus mental. Même furtivement, elle intervient tout de même. Immanquablement. Il convient donc de saisir ce bref instant de lucidité pour empêcher, en une fraction de seconde, notre cheval fou de partir en galop.
Comment ça? En s’inspirant de Frank Underwood. Rappelez-vous ses premiers gestes : incrédule et sonné, il s’est effondré sur sa chaise. Son corps a spontanément lâché prise pour laisser son esprit s’exprimer. Oui, pour laisser toute la place à la raison – le cavalier – et pour, du même coup, serrer la bride au ça – le cheval fou.
Et là, qu’a-t-il fait? Quel raisonnement a-t-il tenu? Il a vraisemblablement fait la même réflexion que l’écrivain français Anatole France : «Tous les changements, même les plus souhaités, ont leur mélancolie. Car ce que nous quittons, c’est une partie de nous-mêmes; il faut mourir à une vie pour entrer dans une autre».
Autrement dit, il a dû saisir que sa vie – ses expériences, ses croyances, etc. – venait de se terminer là. Comme une crise cardiaque, qui met un terme à tout, sans prévenir. Il a dû comprendre que tout était fini, aussi injuste cela soit-il. Mais qu’il avait une chance extraordinaire : la chance de ressusciter, s’il le souhaitait. Oui, de renaître sous une autre forme. Et ce, au seul prix de piétiner son ego, son ancien ego, pour être plus précis. Ce qu’il a décidé de faire à l’instant-même, avec son ‘oui’ extrêmement convaincant.
Une autre source d’inspiration pour lui a peut-être été, à ce moment crucial, le philosophe chrétien d’origine berbère Augustin d’Hippone : «Si vous voulez devenir ce que vous n’êtes pas encore, restez toujours insatisfait de ce que vous êtes. Car là où vous serez satisfait de vous, là vous resterez. Continuez à progresser, continuez à marcher, continuez à avancer», disait-il. Comme quoi, j’y reviens, renoncer aujourd’hui – oui, renoncer de partir au galop sur un cheval qui a la bave aux lèvres – peut nous permettre de réussir demain.
Que retenir de tout cela? Ceci, je pense :
> Qui entend faire taire (plus souvent) son ego au travail se doit d’accepter de renoncer, pour mieux renaître. Il lui faut admettre que la mort a frappé, mettant ainsi fin à son projet, à son plan, ou encore à l’image qu’il avait de lui-même. Puis, il lui faut l’accepter. Enfin, il lui faut réfléchir aux portes que cela lui ouvre, c’est-à-dire aux opportunités qui s’ouvrent dès lors à lui, des opportunités auxquelles il n’avait jamais songé jusqu’alors. Alors, il sera en mesure de renaître. Forcément grandi.
En passant, l’écrivain français Paul Valéry a dit dans ses Cahiers : «Certains opposent la Géométrie à la Poésie. Quant à moi, lorsque la poésie languit, je fais volontiers de la géométrie, et je vois assez souvent, par réaction naturelle contre un abus de géométrie de quelques jours ou heures, la poésie renaître».
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