BLOGUE. Avez-vous déjà résolu un conflit au bureau en jouant à roche-papier-ciseau? Ou pris une décision importante à pile ou face? Non? L’idée vous paraît saugrenue, voire complètement loufoque? Pourtant, vous feriez mieux d’y penser à deux fois…
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Dans l’Antiquité, il était d’usage en Grèce de recourir aux services de la Pythie pour savoir quelle était la meilleure décision à prendre. La Pythie? Il s’agissait, d’après ce que nous en dit Plutarque, d’une femme généralement jeune qui avait le pouvoir de transmettre la parole divine. À Delphes, que la mythologie grecque considérait comme le centre du monde, la Pythie recevait dans une fosse située dans une grotte, au-dessus d’une fissure d’où émanaient des fumeroles. Là, sur un trépied, elle mâchait des feuilles de laurier et entrait en transe. À chaque question posée, elle rendait l’oracle du dieu Apollon (si celui-ci le voulait bien…), lequel était rendu intelligible au commun des mortels par les deux prêtres installés aux côtés de la Pythie.
Quelles questions étaient ainsi posées à la Pythie? Elles concernaient en général le futur, et étaient souvent tournées de manière à avoir une réponse par «oui» ou par «non». Cela allait de «Dois-je me marier avec cette femme?», «Est-ce que je ferais bien de faire affaires avec ce commerçant», en passant par d’autres enjeux on ne peut plus considérables comme «Nous, les Athéniens, ferions-nous bien d’entrer en guerre maintenant contre Sparte?».
Maintenant, l’important est de savoir si ces oracles étaient fiables, me direz-vous. Oui, ils l’étaient, en ce sens qu’ils étaient suivis, sans quoi ils n’auraient eu aucune utilité. Ils étaient en effet appliqués à la lettre, et ce, essentiellement pour deux raisons :
– ils étaient un message divin impossible à ignorer, sans quoi on risquait de subir les foudres du dieu concerné;
– ils engageaient la réputation de la Pythie et celle de celui qui l’avait consultée.
Aujourd’hui, nous ne faisons plus autant confiance aux oracles. Certes, certains vont voir des «diseuses de bonne aventure», d’autres hésitent à prendre une décision quand des «signes de mauvaise augure» se mettent sur leur chemin, d’autres misent sur «leur bonne étoile» lorsqu’ils achètent un billet de loterie, mais la plupart du temps, nous préférons taire cette petite voix en nous qui nous dit que la chance peut être de notre côté, histoire de nous rassurer à l’aide des béquilles de la raison. Oui, des béquilles qui nous donnent un semblant de stabilité dans les moments de difficulté… Pas vrai?
Et nous commettons dès lors une erreur. Une lourde erreur. C’est ce que j’ai découvert hier, dans une étude passionnante titrée Resolving conflcts by a random device et signée par trois professeurs d’économie, à savoir Erik Kimbrough, de la School of Business and Economics de la Maastricht University (Pays-Bas), ainsi que Roman Sheremeta et Timothy Shields, tous deux de l’Agyros School of Business and Economics de la Chapman University (Etats-Unis). Une étude qui montre combien nous ferions bien, dans certaines situations, de nous fier au hasard…
Les trois chercheurs sont partis d’une anecdote révélatrice, une anecdote – tenez-vous bien – authentique. Vous connaissez sûrement Sotheby’s et Christie’s, ces deux respectables sociétés internationales de vente aux enchères d’œuvres d’art. Eh bien, il leur est arrivé un jour de se disputer un contrat de 17,8 millions de dollars américains. Que croyez-vous qu’elles ont fait? Sont-elles allées devant les tribunaux pour trancher en bonne et due forme? Pas du tout! Elles ont réglé leur différend à l’amiable, et pas n’importe comment : en jouant à roche-papier-ciseau! Véridique.
Pourquoi? Tout bonnement parce que ni Sotheby’s ni Christie’s n’était sûre de gagner le procès et parce que c’était le moyen le moins coûteux pour trouver une solution. Et c’est justement ce que les trois économistes ont voulu analyser : ne serait-il pas bon d’imiter plus souvent ce modèle inusité de résolution de conflit, vu les avantages indéniables qu’il présente?
Les chercheurs ont demandé à 180 étudiants d’une université américaine de participer à un jeu. Ils leur ont donné 20 dollars avec lesquels ceux-ci devaient, en binômes, résoudre une série de conflits. Le joueur A et le joueur B devaient choisir entre jouer la victoire (une petite somme fixe) à pile ou face (d’un commun accord) ou bien en entrant en conflit (si l’un des deux, au moins, le décidait). En cas de conflit, plus un joueur misait de son argent, plus il augmentait ses chances de gagner au tirage au sort qui s’ensuivait. Chaque joueur se devait de jouer une série de 30 parties consécutives en l’espace d’une heure. À la toute fin, chaque joueur se retrouvait avec un montant en poche variant entre 11,40 et 35,60 dollars.
Résultats? Multiples, et très intéressants à la fois :
– Quand les joueurs avaient des ressources similaires, c’est-à-dire des forces potentielles en cas de conflit égales, ils avaient généralement tendance à s’en remettre au sort. En effet, cela leur permettait d’économiser leurs forces pour un conflit ultérieur qui, lui, nécessiterait de dépenser allègrement leurs ressources. Recourir au hasard dans un tel cas de figure a permis une économie globale de 69% des ressources disponibles. Cela étant, cette pratique pacifique na pas été générale : beaucoup ont déclenché des conflits, qui leur ont coûté fort chers en ressources…
– Quand l’un des joueurs était un peu plus riche – et donc fort – que l’autre, le recours à pile ou face a permis une économie globale des ressources de 39%. Mais là encore, ceux qui ont opté pour le conflit ont dépensé des fortunes pour des gains somme toute minimes…
– Quand l’un des joueurs était nettement supérieur à l’autre, celui-ci déclenchait automatiquement le conflit, sûr de sa victoire.
«L’une des surprises de notre expérience, c’est que les dépenses occasionnées par les conflits ont été plus élevées que ce à quoi on s’attendait. Plusieurs explications peuvent être données pour cela, dont la plus évidente est peut-être le plaisir de gagner : il est plus plaisant de battre l’autre que de remporter une victoire à pile ou face», indiquent les trois chercheurs dans leur étude.
Autre révélation digne de mention : même si les joueurs surinvestissent en général lors des confllits, les dépenses sont en moyenne moindres lorsqu’il y a une asymétrie des forces de A et de B. Mieux, elles sont faibles et semblables lorsque l’un des joueurs est nettement supérieur à l’autre. «On retrouve ce comportement chez les animaux. Deux mâles qui ont des vues sur une femelle ont l’habitude de se jauger, et le plus intimidé des deux renonce de lui-même au conflit, car cela l’obligerait à dépenses ses forces en pure perte», remarquent les économistes.
De tout cela, il ressort par conséquent que :
– Les conflits coûtent toujours plus chers que prévu;
– Le recours au hasard permet de faire des économies considérables, dans tous les cas de figure.
Pas mal, non? Auriez-vous cru cela possible, avant d’avoir lu ce résumé d’étude? Je ne crois pas… Les trois chercheurs en conviennent eux-mêmes : «Des pratiques mystiques du passé comme le recours à l’Oracle de Delphes nous font aujourd’hui doucement rire, mais nous ferions mieux de changer notre regard sur celles-ci, car elles pourraient nous permettre de prendre de sages décisions, à l’image de Sotheby’s et Christie’s», disent-ils.
Et de citer en dernier exemple les combats mythiques de Ménélas contre Paris, ou encore d’Achille contre Hector, des combats singuliers qui ont permis d’éviter à deux armées entières de se massacrer…
Le penseur italien du 18e siècle Ferdinando Galiani a écrit un beau jour dans l’une de ses Lettres : «Si le monde était vraiment gouverné par le hasard, il n’y aurait pas autant d’injustices. Car le hasard est juste»…
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