BLOGUE. Le week-end dernier, je suis allé au zoo de Granby et j'y ai ressenti, à l'occasion d'un long échange visuel avec l'un des gorilles, la même émotion que la reine Victoria après une visite au zoo de Londres, en 1842 : «L'orang-outan est horriblement, douloureusement et désagréablement humain», s'était-elle exclamée. Moi aussi, j'ai été frappé par l'humanité qui se dégageait de ce regard pourtant étranger. Oui, frappé et perturbé par une telle similitude.
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Mais ce que je n'imaginais pas alors, c'était à quel point cette impression était juste. Les singes sont, dans leur comportement, si proches de nous que c'en est ébouriffant. C'est du moins ce que j'ai découvert hier sur Youtube, grâce à un simple vidéo [voir ci-dessous] d'une expérience «économique» menée sur des capucins, une expérience hilarante présentée par Frans de Waal.
Frans de Wall? Ce néerlandais est l'un des éthologues les plus célèbres du monde, connu surtout pour ses livres de vulgarisation sur les singes (La Politique du chimpanzé, De la réconciliation chez les primates, etc.). Il a notamment établi une grande différence comportementale entre les chimpanzés – bagarreurs, capables de coalitions pour imposer un chef au groupe – et les bonobos – pacifiques, les femelles réglant les conflits entre mâles en s'offrant à une relation sexuelle, ce dont les ces singes sont insatiables. Et il en est arrivé à la conclusion que les êtres humains tenaient tous de ces deux singes : à la fois bagarreurs et pacifistes, ils en sont venus à l'idée que mieux valait faire l'amour que la guerre.
Dans l'expérience "économique" de M. De Wall, deux capucins qui se connaissent se trouvent dans des cages voisines. Dans un premier temps, chacun est récompensé d'un morceau de concombre pour avoir accompli une tâche simple (prendre un caillou et le rendre). Jusque-là, tout va bien, la paye est équitable. Dans un second temps, l'un est honteusement privilégié, en étant récompensé, toujours pour la même tâche, non pas par du concombre, mais par un raisin juteux et sucré. À votre avis, que se passe-t-il aussitôt?
Comme vous l'avez vu dans le vidéo, la criante injustice dans la paye a déclenché la colère de celui que l'on continuait à rémunérer en concombre. Celui-ci s'est mis à jeter sa récompense sur l'expérimentateur, furieux de voir que son voisin, lui, dégustait du raisin. D'un seul coup, ce qui le satisfaisait ne lui convient plus du tout. Scandalisé, il refuse même toute forme de rémunération. Comme le souligne M. De Wall, pince-sans-rire : «Voilà expliqué le mouvement Occupy Wall Street»…
D'autres expériences menées sur des capucins ont révélé des choses troublantes. Par exemple, ils sont capables de partager la récompense si l'un reçoit plus que l'autre. Ou encore, ils peuvent refuser d'activer un mécanisme qui leur distribue de la nourriture quand ils réalisent que le système envoie des décharges électriques à leurs amis. Bref, les capucins sont empathiques, ils sont clairement sensibles à la souffrance – physique comme psychique – d'un des leurs.
«Nous sommes, nous aussi, programmés pour être empathiques, pour être en résonance avec les émotions des autres. Cette résonance est une réaction automatique sur laquelle nous n'avons que peu de contrôle. On a tendance à dire que, lorsque les êtres humains agissent "bien", c'est à cause de la culture ou de la religion; et quand ils agissent "mal", on accuse la nature, où la compétition paraît si féroce. Je ne suis pas d'accord avec ça. La vérité, c'est que les "bons" côtés de la nature humaine, tout comme les "mauvais", nous les partageons avec les autres hominidés; pas seulement l'agressivité, mais aussi l'empathie», a dit en 2010 Frans De Wall au quotidien Libération, à l'occasion de la parution en français de son livre L'Âge de l'empathie.
Comment expliquer de tels comportements empathiques? Par Darwin, d'après le directeur du Yerkes National Primate Research Center d'Atlanta (États-Unis), la "Mecque" de la recherche sur les singes. «Si on le lit attentivement, on voit bien que c'est exactement ce qu'il dit. Ceux qui en font la victoire du plus fort sur le faible ne l'ont pas compris. En fait, il montre que pour vaincre le fort, la coopération des faibles est efficace», a-t-il poursuivi, en précisant que «l'empathie humaine s'appuie sur une longue histoire évolutionniste, dans laquelle nous comptons sans cesse les uns sur les autres pour assurer notre survie».
Et d'ajouter : «Beaucoup de conservateurs, en particulier aux États-Unis, justifient une société extrêmement compétitive en disant que la nature est elle-même compétitive et que l'idéal pour l'être humain est de vivre dans une société qui imite la nature. C'est une interprétation abusive de Darwin. Oui, la compétition est importante dans la nature, mais, on l'a vu, il n'y a pas que ça».
M. De Wall appuie son propos sur les travaux d'Adam Smith, l'économiste écossais des Lumières à qui l'on doit les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), l'un des textes fondateurs du libéralisme économique. Plus précisément, il s'appuie sur un livre méconnu du père de la fameuse «main invisible», à savoir sa Théorie des sentiments moraux (1759). La «sympathie» – au sens d'empathie – y occupe une place centrale dans sa description des fondements de la nature humaine : il y a en l'être humain des principes «qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoi qu'il n'en tire rien d'autre que le plaisir de les voir heureux», écrivait-il.
La Théorie d'Adam Smith affirme qu'on ne peut bâtir une société uniquement sur l'activité économique et qu'il faut prendre en compte ce que sont les êtres humains. D'après lui, chacun de nous a en lui un "être intérieur", capable de prendre une certaine distance avec ses passions et son propre intérêt afin de pouvoir juger ses actes et ceux des autres. Nous ne pouvons dès lors ignorer le jugement émis par notre "être intérieur" – foncièrement moral –, ce qui nous pousse à être empathiques.
«Je pense que l'empathie est apparue dans l'évolution avant l'arrivée des primates : elle est caractéristique de tous les mammifères et elle découle des soins maternels. Lorsque des petits expriment une émotion, qu'ils sont en danger ou qu'ils ont faim, la femelle réagit immédiatement, sinon les petits meurent. C'est ainsi que l'empathie a commencé. Ça explique aussi pourquoi l'empathie est une caractéristique plus féminine que masculine», a confié Frans de Wall à Libération.
Autrement dit, nous sommes avant tout des animaux sociaux : «La notion d'attachement est vitale à notre espèce, a-t-il indiqué. C'est aussi notre plus grande source de bonheur. Plus que l'argent, la réussite ou la renommée, c'est le temps passé avec nos proches et nos amis qui nous fait le plus grand bien».
Voilà. Oui, voilà tout ce que j'ai tiré d'un simple échange de regards avec un gorille du zoo de Granby. Une grande leçon d'humanité, et donc d'empathie.
Maintenant, comment appliquer tout ça à votre quotidien, en particulier au travail? Eh bien, tout bonnement en retenant l'idée suivante, tirée du livre Le Singe en nous de Frans de Wall :
> On peut sortir le singe de la jungle, mais pas la jungle du singe.
C'est-à-dire que plus nous nous évertuons à agir contre nature, plus nous nous trompons. Plus nous tentons de faire taire l'empathie en nous, plus nous commettons de bévues. Plus nous essayons de tirer la couverture à nous au détriment des autres, plus nous nous faisons du tort. C'est aussi simple que ça.
Écoutez davantage votre cœur, vous en sortirez forcément gagnant. Mieux, écoutez plus souvent le singe qui sommeille en vous…
En passant, le marquis de Vauvenargues a dit dans ses Réflexions et maximes : «Les grandes pensées viennent du cœur».
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