BLOGUE. J'ai eu la chance de rencontrer Laurent Gaudé, le prix Goncourt 2004, à la librairie Olivieri, lors du dernier Salon du livre de Montréal. Celui-ci y présentait son tout dernier roman, Pour seul cortège (Actes Sud/Leméac, 2012), qui raconte les derniers jours d'Alexandre le Grand et les tribulations de sa dépouille, devenue un enjeu de pouvoir incroyable. Il en est ressorti de précieux enseignements pour qui se pique de leadership…
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Alexandre le Grand est souvent présenté comme le conquérant par excellence. Fils de Philippe II, roi de Macédoine, il est l'élève d'Aristote et occupe le trône de son père en 336 avant J.-C., à l'âge de 20 ans. Il fait de son petit royaume un véritable empire, qui s'étendra jusqu'aux rives de l'Indus. Un empire qui dépasse l'entendement : «Alexandre progressait droit devant lui, avec un seul but en tête : aller jusqu'au bout de la Terre; car à l'époque on n'imaginait pas qu'elle était ronde, on pensait qu'arrivait un moment où il n'y avait plus rien, le vide», a dit M. Gaudé.
Plus il avançait, plus il livrait de batailles. Et plus il gagnait de batailles, plus il lui fallait prendre le contrôle de peuples. Question : comment s'y prenait-il pour pacifier ces peuples hostiles? Réponse : pas son sens de l'altérité. «Il savait apprécier la beauté des autres cultures que la sienne, et cherchait même à s'en imprégner le plus possible, ce qui lui attirait le respect des vaincus», a-t-il poursuivi.
Un exemple, tiré de l'ouvrage Alexandre – La vie, la légende de François Suard (Larousse, 2001)… Quand il a défait le roi de Perse Darius III à Issos, en 333 av. J.-C., lors d'une des batailles les plus épiques de l'Antiquité, il a mis celui-ci en fuite et a capturé sa famille. Il n'aurait pas été surprenant de voir le vainqueur trucider les proches du roi déchu, mais ce n'est pas ce qui s'est produit.
«La mère de Darius, Sisygambis, sa femme et ses deux filles sont en proie à la crainte, mais le vainqueur les rassure en leur faisant savoir que Darius n'est pas mort, et que les captifs de sang royal seront traités avec respect. Le lendemain, il leur rend visite : «Dès le point du jour, le roi prit avec lui l'un de ses amis, Héphestion – c'était celui qu'il estimait le plus – et ils vont trouver les femmes. Tous deux portent des vêtements identiques, et Héphestion l'emporte par la taille et la beauté. Sisygambis prend donc ce dernier pour le roi et se prosterne devant lui. Mais, comme les personnes présentes lui font des signes de la tête et lui désignent Alexandre de la main, confuse de sa méprise, elle recommence devant Alexandre une nouvelle prosternation. Alexandre prend la parole et dit "N'ayez aucune inquiétude, mère : celui-ci est un autre Alexandre», racontait l'historien grec Diodore de Sicile».
Par la suite, «il a épousé Statira, l'une des filles de Darius, et donna aux principaux Macédoniens des filles choisies parmi les plus nobles de tous les pays conquis», indiquait, de son côté, l'historien romain Justin. De là est née ce qu'on peut appeler la "persiation" d'Alexandre, c'est-à-dire qu'au lieu de chercher à inculquer aux Perses les principaux traits de la culture macédonienne, il a fait l'inverse, à savoir qu'il a lui-même adopté des comportements perses. Il s'est, entre autres, mis à s'habiller comme eux.
«Les Grecs, avant lui, avaient tenté de conquérir la Perse, mais ils avaient échoué parce qu'ils méprisaient ce peuple. Ils les ont peut-être défaits par les armes, mais pas conquis par le cœur. Et si l'empire d'Alexandre s'est défait après son décès, c'est surtout dû au fait que ses généraux, eux, n'avaient pas le même sens de l'altérité», a dit l'auteur de Pour seul cortège.
Cet altruisme – cette générosité, si vous préférez –, se retrouvait à la tête de ses troupes. Alexandre savait dépenser et se dépenser sans compter. Diodore a raconté l'un de ses grands gestes magnanimes à l'égard des Grecs mutilés rencontrés sur la route de Persépolis : «Il offrit à chacun 3 000 drachmes, cinq vêtements d'homme, autant de vêtements de femme, deux attelages de bœufs, cinquante têtes de petit bétail et cinquante médimnes [2 500 litres] de blé. Il les fit également exempter de tout tribu royal».
Le penseur romain Plutarque narrait encore l'anecdote suivante : «Un simple soldat macédonien conduisait un mulet qui portait l'or appartenant au roi. Comme la bête était épuisée, le soldat prit la charge sur son dos et essaya de la porter. Le roi, voyant le soldat accablé sous le poids et informé de l'affaire au moment où l'homme allait déposer son fardeau, lui dit : "Ne faiblis pas; continue jusqu'à ta tente et portes-y cet or; il est à toi maintenant"».
Idem, lors de la traversée des déserts de Gédrosie, ses soldats, à force de recherches, finissent par trouver un peu d'eau, la versent dans un casque et l'offrent au roi. Alexandre prend le casque et remercie ces soldats du fond du cœur, mais, au lieu de boire l'eau, il la répand par terre. Ce geste de solidarité dans la souffrance a redonné du courage à toute sa troupe, «au point qu'on aurait pu croire que chaque soldat avait bu l'eau versée par Alexandre», selon Diodore.
C'est le résultat de toutes ces vertus qui permet, d'après Plutarque, de qualifier Alexandre de conquérant et de philosophe à la fois. Sa grandeur ne découle pas des faveurs de la Fortune, c'est-à-dire du hasard et de la chance, dont il n'a reçu, en fait, que difficultés et blessures; mais bel et bien de «ses exploits», de «son action civilisatrice et unificatrice» ainsi que de «sa maîtrise de soi». Bref, il a réussi là où d'autres ont échoué en raison de son immense ouverture à autrui, autrement dit de la vérité de sa générosité.
Alexandre respectait les autres, quels qu'ils furent. Mieux, il les aimait tels qu'ils étaient. Car à travers eux il voyait sa propre image, ce que lui avait appris Aristote. Et c'est justement cette attitude qui faisait de lui le grand leader qu'il a été. Une attitude, ou plutôt une sagesse, que Laurent Gaudé a résumé d'une phrase que je trouve sublime : «Les hommes sont beaux lorsqu'ils se tiennent debout».
(Une phrase si lumineuse que, pour une fois, je ne terminerai pas mon billet par une citation.)
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