Comme vous le savez sûrement, je reviens tout juste de reportage à Miami, et surtout, pas les mains vides. Il se trouve en effet - ô coïncidence! - que j'y étais en même temps que l'événement Miami Book Fair, soit l'un des plus grands salons du livre du monde, dont l'une des particularités est qu'il se tient en partie à ciel ouvert, à savoir à même plusieurs rues du centre-ville qui deviennent du même coup piétonnes, tant le soleil est radieux en novembre en Floride. Eh bien entendu, je n'ai pas résisté à l'envie d'y faire un tour.
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Qu'y ai-je trouvé? Deux choses essentiellement : une rencontre touchante avec l'une de mes idoles, Patti Smith, la poétesse vagabonde qui vient de lancer un récit autobiographique intitulé M Train ; mais aussi, et c'est ce dont je vais vous parler aujourd'hui, un petit bijou de livre, Rules for a knight (Knopf, 2015) d'Ethan Hawke. Un livre conçu à l'origine pour les enfants - d'ailleurs, 100% des droits d'auteur sont reversés à des organismes venant en aide aux enfants ayant des difficultés d'apprentissage à l'école -, et qui, en vérité, parle tout autant aux adultes que nous sommes, tant il est empreint d'une lumineuse sagesse.
Celui qui s'est fait connaître au cinéma comme l'un des élèves de Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus et qui sera à l'affiche l'an prochain dans Les Sept Mercenaires d'Antoine Fuqua a eu une idée géniale, alors qu'il regardait sa femme consulter un livre de conseils pratiques pour l'éducation des enfants, des conseils du genre «arrangez-vous pour les coucher à huit heures du soir, pas plus tard». Il s'est dit qu'avoir des règles avait sûrement du bon, mais que l'important était non pas la teneur de ces règles, mais leur fondement. Ce qui l'a amené à s'interroger sur ses propres règles de vie, et par suite, sur leur socle philosophique, pour ne pas dire spirituel.
Il a fait part de ses réflexions à sa femme, Ryan, avec qui il élève quatre enfants - Maya Ray (17 ans aujourd'hui) et Levon Roan (13 ans), qu'il a eu avec l'actrice Uma Thurman, ainsi que Clementine Jane (8 ans) et Indiana (4 ans). Le fruit de leur discussion à ce sujet est devenu une liste de vertus à appliquer au quotidien, autant que faire se pouvait. Des vertus comme l'humilité, la gratitude, la grâce, la générosité et la discipline. Puis, ils se sont dit qu'il fallait trouver un moyen ludique de les expliciter à leurs chérubins : Ethan Hawke s'est souvenu du regard de sa plus grande, le jour où elle l'a vu dans son costume de chevalier alors qu'il allait monter sur scène pour jouer une pièce de Shakespeare, un regard admiratif et passionné, si bien qu'il s'est dit qu'il pourrait reprendre le rôle d'un chevalier pour faire passer son message.
C'est comme ça qu'est né le projet de rédiger une série de lettres prônant différentes vertus, des lettres rédigées par un certain Sir Thomas Lemuel Hawke, la veille d'une bataille sanglante de 1483 durant laquelle il perdrait la vie, des lettres à l'attention de ses propres héritiers, histoire de leur dire enfin tout ce qu'il avait toujours voulu leur dire. À l'image de ce passage que je vais me faire un plaisir de partager à présent avec vous, à l'aide d'une libre traduction, un passage qui traite de la coopération.
(Avant de démarrer, juste une mise en contexte. Celui qui parle - Sir Thomas Lemuel Hawke - est alors un jeune homme qui entend devenir chevalier, et qui pour ce faire est devenu l'écuyer de son grand-père, lui-même un preux chevalier. C'est à travers de nombreuses aventures qu'il découvre ce que c'est que de devenir un véritable chevalier.)
«Je ne fus pas longtemps le seul écuyer de Grand-père. Il prit sous sa gouverne un certain Roan Sean Hamilton. Un Irlandais pur jus, vif, fort, intelligent, drôle et extrêmement séduisant. Il était orphelin. Et Grand-père semblait à mes yeux se préoccuper davantage de lui que de moi.
«J'étais doué à l'épée, mais Roan l'était plus que moi, car plus rapide et plus fort. J'étais bon cavalier, mais Roan était tout bonnement meilleur que moi sur un cheval. Et il y avait cette dulcinée, Cordelia, qui vivait non loin de là. Je m'étais toujours imaginé qu'elle et moi, un beau jour, nous nous marierions. Je savais qu'elle le pensait elle aussi, mais à la minute-même où leurs regards se sont croisés, j'ai vu qu'elle était tombée amoureuse de lui.
«Depuis, je ne cessais d'agoniser. Au tout début, j'avais apprécié la présence de Roan, mais au fur et à mesure qu'on passait du temps ensemble, j'éprouvais l'horrible sensation d'être perpétuellement humilié : son excellence se riait de ma médiocrité.
«Et puis, après m'être mal comporté à l'égard de Roan -je suis désolé de le confesser devant vous, mes enfants -, Grand-père m'a tiré à part pour me donner une gifle monumentale.
- C'est quoi, ton problème? m'a-t-il hurlé en pleine face, rouge de colère.
- Il est meilleur que moi, en tout, lui ai-je dit, piteux.
- Mais bon sang, tu ne vois pas que vous êtes tous les deux des êtres exceptionnels?! a-t-il alors lancé, des éclairs dans les yeux.
«Quelques semaines plus tard, Grand-père a dû remplir une mission : briser un mouvement de rébellion lancé par le duc d'Easton et sauver, par la même occasion, Philip Trelawny le Bien-Aimé ainsi que ses enfants, qui avaient été pris en otages. Grand-père refusait que nous l'accompagnions, estimant que nous étions encre trop jeunes pour cela. Mais nous, forts de nos 21 ans, étions convaincus du contraire, et surtout, fébriles d'enfin combattre vraiment. Nous lui avons tenu tête, et sommes partis avec lui.
«Le sauvetage de Trelawny a été accompli à merveille, grâce à un habile stratagème de Grand-père. Hélas, un soir que nous revenions victorieux d'une âpre bataille, alors que le soleil se couchait sur la rivière Sedgemoor, un peu au sud de la Pierre de l'Enfer, une flèche est entrée dans la nuque du courageux Roan et a traversé son cou. C'est à ce moment-là que j'ai saisi combien ma jalousie était une idiotie.
«J'ai poursuivi mon entraînement à l'épée. J'ai continué de monter de mieux en mieux à cheval. J'ai regagné le coeur de ma dulcinée. Néanmoins, chaque jour, chaque heure, Roan me manquait. J'ai fini par comprendre que son excellence n'était en rien humiliante pour moi. Celle-ci n'avait fait, en vérité, que me motiver à devenir meilleur encore, mais je ne m'en étais pas alors rendu compte, aveuglé que j'étais par la jalousie. Bref, sa mort était la pire des leçons pour moi. À chaque instant je le revoyais, cherchant son souffle, la flèche fatidique fichée dans sa gorge, agonisant dans la lumière mordorée de Sedgemoor.
«J'ai appris que la pluie tombe équitablement sur toute chose. La jalousie, la peur, la colère sont des embûches sur le chemin principal du chevalier, celui qui mène à la clarté d'esprit. Tout écuyer digne de ce nom se doit de viser la plus grande ouverture d'esprit possible, de telle sorte que son instinct le guide et lui permette d'agir de manière juste et spontanée. Il lui faut ainsi comprendre que nos talents ne sont rien d'autre que des dons, et donc, qu'il convient d'être humble dans chacun de ses actes. Et mieux, il lui faut apprendre à apprécier les talents des autres comme autant d'expressions inestimables de la Bonté qui nous environne tous ; ce qu'il est possible d'accomplir pourvu qu'on mette fin à cette fâcheuse tendance que nous avons de nous comparer aux autres, attitude qui ne peut que susciter en nous vanité et amertume.»
Et Ethan Hawke de résumer sa pensée comme suit :
«Chacun de nous a son propre cheminement. Nous sommes nés en un temps spécifique, en un lieu spécifique, et nos défis sont uniques. Mais en tant que chevaliers, il nous faut comprendre et respecter ce qui nous distingue les uns des autres. Et aller plus loin encore, en trouvant le moyen d'en tirer une puissance collective incroyable. Comment? Par les bienfaits sous-estimés de la coopération. Nous nous devons de vivre et travailler ensemble comme des frères, sans quoi nous périrons comme de pauvres hères.»
Voilà. Tout est dit dans cette splendide dernière phrase. Elle résume à elle seule le propos de Sir Thomas Lemuel Hawke, qui montre bien ce que l'on rate à force de se méfier d'autrui, surtout lorsqu'on le considère comme un rival.
Ceux qui connaissent bien Ethan Hawke auront peut-être décelé dans cette fable sur la collaboration une allusion à une douleur toujours vive en lui. Laquelle? Son amitié avec l'acteur américain River Phoenix, née en 1985 lors de leur participation au film Explorers de Joe Dante, alors qu'ils n'étaient que deux adolescents. Il adorait travailler avec lui, mais en même temps, il était consumé par la jalousie, tant il le trouvait talentueux. Et un jour de 1993, River Phoenix est mort brutalement. «Ça a été un choc effroyable pour moi. Ça m'a fait comprendre combien j'avais perdu de temps à jalouser des êtres exceptionnels comme lui au lieu de voir la chance que j'avais de les côtoyer, et même d'être leur ami. Tout ça à cause d'émotions mesquines qui me gâchaient la vie», a-t-il récemment confié au quotidien américain The San Francisco Chronicle.
Sur ce, je vous laisse méditer tout cela. Et découvrir par vous-mêmes les "émotions mesquines" qui vous pourrissent la vie, en particulier au travail. Pour finir par vous inviter à vous plonger sans tarder dans Rules for a knight.
En passant, le philosophe français Jean Guitton a dit dans Mon Testament philosophique : «Tout lien particulier manque de profondeur s'il n'est ouvert à l'amitié universelle».
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