BLOGUE. Mon précédent billet de blogue a visiblement suscité un vif intérêt. J'y parlais du sumak kawsay, un concept issu de la civilisation inca qui correspond grosso modo au «bien-vivre», lequel va un peu plus loin que celui si en vogue de nos jours de «bien-être» au travail. La nuance? Le bien-vivre implique surtout le rapport que l'on a avec les autres, la vie en communauté, alors que le bien-être ne vise essentiellement que soi, la satisfaction que l'on éprouve soi au travail. Une nuance, bien entendu, fondamentale.
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Appliqué au management, le sumak kawsay et ses valeurs comme le respect, l'égalité, la solidarité, l'harmonie et l'équité peut amener à de toutes nouvelles structures organisationnelles, des structures que certains ont pu trouver «utopiques». Mais voilà, elles ne sont pas si utopiques que ça : des exemples concrets existent d'ores et déjà et fonctionnent à merveille!
Ces exemples, je les ai dénichés dans une étude passionnante, intitulée Get organized at work! A look inside the game design process of Valve and Linden Lab. Celle-ci est signée par Shenja van der Graaf, une chercheuse en science des technologies qui officie, entre autres, à la London School of Economics (Grande-Bretagne) et au MIT Media Lab (États-Unis). Elle dévoile les coulisses de deux firmes de l'industrie du jeu vidéo dont les créations rencontrent un succès planétaire, Linden Lab (le jeu Second Life) et Valve (les séries Half-Life et Team Fortress).
La chercheuse a pu rencontrer 13 employés de Linden Lab et 15 de Valve pour les interroger sur le fonctionnement précis de leur organisation. De ces entrevues poussées, elle a tiré de précieux enseignements, en particulier sur ce que sont les «cabales» et les «studios»…
1. Les cabales de Valve
Valve a été fondée en 1996 par deux ex-Microsoft, Gabe Newell et Mike Harrington. Ceux-ci ont recruté des prodiges du jeu vidéo et les ont réparti en deux équipes, l'une devant plancher sur ce qui deviendrait en 1998 Half-Life, et l'autre sur Prospero (qui a été abandonné en chemin). Puis, ils sont partis à la recherche de la perle rare : un autre prodige du jeu vidéo également doué d'un leadership exceptionnel, afin de piloter de main de maître les deux équipes.
Le hic? Ils n'ont jamais trouvé cette perle rare. «Ça nous a pris 11 mois de recherche intense avant de comprendre qu'un tel profil de game designer n'existait pas. Nous avons alors changé notre fusil d'épaule et revu de fond en comble notre structure organisationnelle», raconte Ken Birdwell, un développeur sénior de Valve. Et d'ajouter : «Nous avons créé le concept de cabale».
Cabale? Il s'agit d'un petit groupe d'employés, le tout premier ayant été composé de trois ingénieurs, d'un designer, d'un auteur et d'un expert en animation. Sa mission première : mettre au point ce qu'on appelle la "Bible" du jeu, c'est-à-dire les lignes directrices que devront suivre tous ceux qui travailleront sur le projet ainsi que les délais qui devront être respectés.
Comment fonctionnait cette toute première cabale? Ses membres se retrouvaient lors de réunions, environ quatre par semaine. Ils y discutaient de l'ordre du jour et de l'avancement du projet, puis prenaient des décisions concertées. Personne n'agissait à titre de leader du groupe à proprement parler, chacun ayant en tête le souci de collaborer au maximum de ses possibilités pour le bienfait de tous. Il y régnait un esprit de collaboration exceptionnel.
Après un mois d'expérimentation, les résultats de la première cabale étaient si bons que le concept a été généralisé à l'ensemble de l'entreprise. Des cabales se sont mises à voir le jour ici et là, composées d'une dizaine de personnes. Aucune structure rigide : des employés pouvaient être sur plusieurs cabales en même temps, en fonction de la contribution qu'ils pouvaient y apporter. Toujours pas de leader désigné. Et même, pour de mini-projets, de mini-cabales sont apparues d'elles-mêmes, composées d'une poignée d'employés. Et dès qu'une cabale avait atteint son objectif, elle disparaissait.
Bref, les cabales de Valve sont des regroupements spontanés de talents visant à atteindre un objectif spécifique. Elles sont une expression radicale de la flexibilité.
Comment les cabales se coordonnent-elles entre elles? Autrement dit, ne risque-t-on pas, avec un tel fonctionnement, de vite sombrer dans le chaos? Pas du tout! Valve a mis au point un logiciel dont dispose chaque employé, Scrum. Ce dernier permet à tout le monde de savoir qui fait quoi, qui est sur quelle cabale, ou encore, par exemple, quelle cabale a quel besoin comme talent supplémentaire. L'information circule ainsi sans la moindre barrière, dans la plus grande transparence.
Mieux, chacun peut intervenir auprès des autres cabales à tout moment. Un exemple lumineux : quand une décision importante doit être prise, impliquant notamment le travail de plusieurs cabales, chaque employé est appelé à s'exprimer à ce sujet ; chaque voix est entendue, mais néanmoins, la décision ultime appartient aux membres de la cabale la plus concernée.
2. Les studios de Linden Lab
Chez Linden Lab, le fonctionnement semble a priori encore plus étrange. Pour commencer, il y a ce que les employés appellent à l'interne le "Tao de Linden". Il s'agit des valeurs propres à l'entreprise, qui sont au nombre de quatre :
> Aucune hiérarchie;
> Le fun, pas le travail;
> Pas de propriété des codes de programmation;
> Zéro réunion.
Curieux, n'est-ce pas? Comment une organisation peut-elle fonctionner correctement sans managers, ni leaders, et même sans tenir la moindre réunion? La réponse est, en fait, on ne peut plus simple : il suffit que chacun soit autonome et responsable.
Il appartient à chacun de se rendre le plus utile possible à tous, de mettre à contribution tout son talent, là où il sent que le besoin s'en fait sentir. Chaque employé doit avoir conscience de ses capacités, choisir de lui-même le projet dans lequel il peut briller et veiller à ce que les objectifs de celui-ci soient atteints.
Bien entendu, tout le monde n'est pas fait pour travailler de la sorte. Plus d'un se sentirait vite déboussolé, et risquerait de se démotiver. C'est pourquoi, lorsqu'une nouvelle recrue arrive au sein de Linden Lab, elle bénéficie de l'appui d'un mentor.
Et là encore, comment le travail est-il coordonné? Comme chez Valve, à l'aide d'un logiciel utilisé par tous, JIRA. Mais ce n'est pas tout. Par exemple, les tâches à accomplir en priorité sont déterminées démocratiquement : chacun est régulièrement appelé à voter en ligne pour cela. Autre exemple : les "As&Os" (Accomplissements & Objectifs), qui sont des bulletins de nouvelles internes envoyés chaque semaine à tous.
Bon, j'imagine que certains ne sont toujours pas convaincus de la pertinence de telles structures organisationnelles. Ceux-là doivent se dire que c'est bon pour des jeunes de la génération Y qui trippent sur les jeux vidéos, sans trop se soucier d'efficacité et de performance. Et que ça s'arrête là.
Un petit mot sur la performance, donc, chez Valve et Linden Lab. Comment est-elle évaluée, au juste? Chez le premier, à l'aide d'outils que les deux fondateurs ont emmené avec eux depuis Microsoft. Chacun est ainsi évalué individuellement en fonction de critères précis, tous les trimestres : par exemple, un programmeur, en fonction de sa contribution personnelle à un projet spécifique. Puis, un classement est effectué entre ceux qui œuvrent dans le même domaine, les meilleurs touchant des primes plus élevées que les autres.
En revanche, chez Linden Lab, la performance de chacun est évaluée à l'aide du logiciel JIRA, qui permet d'estimer l'apport de chacun à l'effort commun. S'ajoute à cela la "Love Machine". La quoi? La "Love Machine" : tous les jours, les employés sont invités à envoyer des cœurs virtuels à ceux qui leur ont rendu un fier service dans la journée. Le décompte des cœurs reçus se fait à la fin de chaque trimestre, et cela se traduit pour ceux qui en ont reçu le plus par la réception d'une petite enveloppe rose dans laquelle se trouve un beau chèque, où chaque "Love" a été converti en dollar.
Voilà comment les employés de ces deux entreprises sont motivés à briller au travail. C'est aussi simple que ça. CQFD.
Maintenant, libre à vous de vous en inspirer…
En passant, l'écrivain français Jean-Claude Carrière a dit dans ses Entretiens sur la fin des temps : «Une société sans pensée utopique est inconcevable. Utopie au sens de désir d'un mieux».
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