BLOGUE. Vous avez probablement déjà entendu parler de Manfred Kets de Vries, ce professeur de management de l'Insead (France) que certains surnomment le "psy des entreprises névrosées". Ses études ont le chic de ne jamais laisser indifférent : on aime, ou on déteste. Pour ma part, j'aime beaucoup, à l'image de sa toute dernière, intitulée Get back in the sandbox: Teaching CEOs how to play.
Découvrez mes précédents billets
Suivez-moi sur Facebook et sur Twitter
M. Kets de Vries y propose en effet une idée rigolote : inviter les PDG à aller jouer dans un carré de sable. Et ce n'est pas là qu'une image, c'est une véritable invitation! Oui, une invitation très sérieuse.
Une petite explication s'impose… Le professeur de l'Insead raconte qu'il regardait, un beau jour, plusieurs de ses petits-enfants jouer ensemble : ils ont mis la main sur une boîte vide qui, en quelques instants, s'est transformée dans leur imaginaire en une cave, puis en avion, puis en théâtre pour marionnettes. Les passerelles entre la réalité et l'imaginaire semblaient infinies.
Et il s'est posé à lui-même une question terrible : «Pourquoi n'ai-je plus, aujourd'hui, la même capacité d'invention?». Perdons-nous celle-ci en devenant adulte? À jamais? Est-ce là le prix à payer pour devenir grand et responsable? Lui est alors revenu en mémoire un vieux dessin humoristique du New Yorker, où un homme penché sur son chat, penaud auprès de sa litière, disait «Ne pense jamais en dehors de ton carré de sable! Jamais!»
M. Kets de Vries s'est dit qu'il y avait là matière à réflexion. Il a commencé par dresser les avantages que le jeu présentait, si l'on écartait l'idée que jouer est une activité frivole. Il en a, bien entendu, trouvé de multiples :
> Ça développe la "pensée divergente", qui aide à se montrer plus créatif qu'à l'habitude.
> Ça permet de passer plus facilement de l'abstrait au concret, et inversement.
> Ça favorise un meilleur contrôle de ses émotions (quand le jeu implique un gagnant et un perdant).
> Ça contribue à mieux gérer son stress.
> Etc.
En y pensant un peu plus en profondeur, il a noté que le jeu était intimement lié au flow. Le flow? C'est une théorie apparue dans les années 1990 grâce aux travaux du psychologue hongrois Mihaly Csikszentmihalyi, qui voulait identifier les moments où les gens se disaient les plus heureux du monde. Elle indique que nous sommes au comble du bonheur lorsque nous sommes en état de flow, c'est-à-dire dans un état de concentration tel que nous sommes complètement absorbés dans une activité, quelle qu'elle soit.
Par exemple, on peut dire que les petits-enfants de M. Kets de Vries étaient en état de flow, avec leur boîte vide qui se transformait à vue d'œil en garage à voitures ou en avion. Rien d'autre ne comptait à leurs yeux, à ce moment précis. Rien ne pouvait les rendre plus heureux. (D'où les crises monumentales des enfants que l'on prive brusquement du jouet avec lequel ils s'amusent). Même chose quand vous vous concentrez à fond sur un dossier qui vous passionne (et si un coup de fil inopiné vous contraint à revenir à la réalité et à arrêter ce grand moment de plaisir…).
Maintenant, qu'est-ce qui caractérise le flow lorsqu'on joue, au juste? Le professeur de l'Insead s'est plongé dans le livre Homo Ludens de l'historien néerlandais Johan Huizinga, et en a dégagé une merveilleuse trouvaille qu'il a dénommée les 4M (en français, ça donne grosso modo les 4A)…
1. Appropriation. Quand on joue au point d'entrer en état de flow, on se crée une bulle spatiale et temporelle. Une bulle qui nous appartient, et à nous seulement. On y jouit d'une rare liberté, pour ne pas dire d'une totale liberté. Bref, on s'approprie le temps et l'espace.
2. Adhésion. Lorsque le jeu se combine au flow, on adhère complètement à un nouvel univers, celui que l'on s'est créé. Cet univers est à la fois imaginaire et réel : la boîte vide des enfants est réelle, mais pas l'avion qu'ils en ont fait. Adulte, cela survient encore de temps à autres, quand on rêvasse (au bureau, en réunion, en cours, etc.) : on passe dès lors d'un univers à l'autre, et cela peut se révéler très bénéfique pour trouver des idées neuves pertinentes.
3. Aptitudes. En état de flow, toutes nos capacités sont à l'œuvre au maximum de leur potentiel. Résultat? Nous les développons encore plus, et progressons à vue d'œil.
4. Acception. En état de flow, ce que nous faisons à nécessairement du sens, puisque nous sommes concentrés au maximum sur quelque chose qui nous passionne. En fait, nous donnons de la sorte du sens à cette activité. Autrement dit, nous vivons alors à fond, car nous donnons du sens à la vie. C'est là la plus belle acception de la vie.
Comment peut-on envisager d'intégrer les 4A au travail? M. Kets de Vries y a aussi songé, et constaté qu'il le faisait déjà – inconsciemment – dans les cours de MBA qu'il prodigue en France. Il suffit, en effet, d'offrir aux participants la possibilité de "jouer", soit d'interagir ensemble de manière ludique. Lui invite chaque inscrit au MBA, par exemple, à faire en dessin son autoportrait, en étant le plus sincère possible, puis à le montrer aux autres et à en discuter avec eux. Il va sans dire que ce petit jeu brise vite la glace…
D'où son idée d'envoyer les PDG jouer dans un carré de sable : cela leur ferait le plus grand bien, car ils y renoueraient avec leurs plaisirs d'enfant et pourraient même finir – qui sait? – par y atteindre un état de flow.
L'intérêt d'une telle expérience? Le professeur de l'Insead en cite deux, même s'il y en a, bien entendu, d'autres :
> Productivité. Quelqu'un qui saisit que l'idéal, quand on travaille, est d'être en état de flow va tenter par tous les moyens d'y être le plus souvent possible. Et à force, va y parvenir de plus en plus aisément. Du coup, sa productivité va bondir.
> Créativité. Quelqu'un qui sait user du flow et qui, soudain, se trouve dans une impasse, va facilement pouvoir changer d'état d'esprit, afin de ne plus se voir dans une impasse, mais plutôt à un endroit où des passages existent mais qu'il ne voit pas encore. Ce changement mental pourra lui être salvateur.
Voilà. Tout cela peut se résumer d'une phrase, à mon avis :
> Qui veut avoir du plaisir au travail doit renouer avec l'enfant qui sommeille en lui.
C'est aussi bête que ça.
En passant, l'écrivain québécois Réjean Ducharme a dit dans L'Océantume : «En grandissant, un enfant s'use».
Découvrez mes précédents billets