BLOGUE. L'un des principes fondateurs de la science économique est qu'une personne ne peut tirer son épingle du jeu qu'à une condition, à savoir que son talent particulier est rare. Par exemple, si vous êtes exceptionnellement doué pour vendre des voitures, vous empocherez en toute logique de plus gros gains que les autres vendeurs de la concession où vous travaillez et vous aurez plus de chances que les autres de vous faire démarcher par le concurrent d'en face. En revanche, si vous êtes un vendeur moyen, voire quelconque, il faudra vous résigner à être payé en conséquence. Logique, n'est-ce pas?
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Pourtant, chose étrange, il existe à ma connaissance très peu d'études sur ce phénomène. Oui, très peu de preuves que le talent est payé à sa juste mesure. D'ailleurs, ne connaissez-vous pas autour de vous des personnes vraiment talentueuses, mais qui pourtant végètent à des postes ridicules depuis des années?
D'où ma joie à la découverte de l'étude Measuring managerial skill in the mutual fund industry, signée par deux professeurs de finance de Stanford (États-Unis), Jonathan Berk et Jules van Binsbergen. Celle-ci montre en effet, sans ambiguïté, qu'avoir du talent est payant…
Ainsi, les deux chercheurs se sont demandés si les gestionnaires de portefeuilles boursiers – dont la presse ne cesse de dire qu'ils ont des payes et des primes démesurées depuis la récession mondiale provoquée par la crise financière de 2007 – étaient rémunérés à leur juste valeur, ou pas. Pour en avoir une idée, ils ont décortiqué deux bases de données américaines sur les gestionnaires de fonds communs de placement, celles du Center for research in security prices (CSRP) et de Morningstar. Ces bases de données vont de 1962 à 2011 et fourmillent d'informations sur l'évolution détaillée de quelque 6 000 fonds communs de placement et sur ceux qui les gèrent.
Voici leurs premières trouvailles :
> Un gestionnaire moyen, c'est-à-dire qui n'est ni talentueux ni médiocre, crée une valeur ajoutée d'en moyenne 140 000 dollars américains par mois. Par "valeur ajoutée", les deux chercheurs entendent la combinaison de deux choses, soit ce qu'il rapporte à ses clients et ce qu'il rapporte à lui-même (primes liées à la performance, etc.).
> Le moins doué des gestionnaires qui figure dans le Top 10 des meilleurs gestionnaires (si l'on considère l'ensemble des gestionnaires étudiés comme un groupe de 100 personnes) affiche une valeur ajoutée d'en moyenne 750 000 dollars.
> Les meilleurs du Top 10, une valeur ajoutée de 7,8 millions de dollars.
Ce n'est pas tout Le plus intéressant suit :
> Seulement 43% des gestionnaires affichent une valeur ajoutée.
> Le gestionnaire médian – celui qui se situe très exactement entre les mauvais et les bons – enregistre… une perte moyenne de 20 000 dollars par mois!
Qu'est-ce que ça signifie? Eh bien, que la plupart des gestionnaires de portefeuilles ne sont pas des créateurs de valeur ajoutée, mais des destructeurs. Un constat qui vient corroborer le résultat plusieurs études sur le sujet. Par exemple, Fama a montré à la fin des années 1960 que les gestionnaires de portefeuilles, quand ils sont considérés en groupe, enregistrent des performances inférieures à celles du marché, et même, que leur performance est «imprévisible». Dans une étude plus récente (2010), Fama et French ont mis en évidence le fait que ce qui expliquait surtout ces piètres performances était l'absence de talent véritable. Autrement dit, la plupart des gestionnaires se plantent tout simplement parce qu'ils ne sont pas doués outre mesure en matière de finance!
Forts des analyses de Fama, MM. Berk et van Binsbergen ont tenu à regarder si le problème tenait bel et bien à l'absence de talent chez la majorité des gestionnaires de portefeuilles. Et ce, à la lumière de leur concept de "valeur ajoutée". Résultats? Une sacrée surprise…
Si l'on ne considère que les "survivants" de l'univers impitoyable qu'est-celui du milieu de la Bourse, soit les gestionnaires qui ont une durée de vie de plusieurs années, on assiste à un bond de la performance globale. Du coup, le gestionnaire moyen affiche une valeur ajoutée de 270 000 dollars par mois, soit de plus de 3,2 millions de dollars par an. Comme l'on peut considérer que ne durent dans ce métier que ceux qui ont moindrement du talent, il est clair que le talent est payant.
Les deux chercheurs de Stanford sont allés encore plus loin dans leur recherche. À la clé, plusieurs autres découvertes intéressantes :
> La performance des personnes talentueuses est prévisible. Le talent est une qualité durable : quand on l'est, c'est pour longtemps, du moins pour plusieurs années, d'après l'étude. Mieux que ça, il est tout à fait possible d'anticiper la performance des personnes talentueuses, et ce, sur une décennie : la progression de la "valeur ajoutée" de ces personnes suit au fil des ans une courbe de croissance qui est, en général, sensiblement la même.
> Le talent appelle le succès. Plus un gestionnaire est doué, plus il a de chances, un beau jour, de gérer de gros portefeuilles et d'empocher de gros gains.
> La paye actuelle prédit l'avenir. Sur le plan statistique, il y a une «forte corrélation» entre la valeur ajoutée et la rémunération. «Par conséquent, le niveau de rémunération actuel d'un gestionnaire de portefeuilles est un bon indicateur de la performance future de celui-ci», disent les deux chercheurs dans leur étude. Bref, un gestionnaire bien payé aujourd'hui est appelé à l'être encore mieux plus tard; et inversement, un gestionnaire qui est actuellement moins bien payé que les autres a un avenir plus qu'incertain.
Fascinant, vous ne trouvez pas? Avoir du talent offre une foule d'avantages insoupçonnables, comme celui de connaître les grandes lignes de son avenir pour les 10 prochaines années (sauf accident, bien sûr…). Reste donc à découvrir quel est votre propre talent, celui par lequel vous vous démarquez franchement des autres, et à avoir le cran de vous en servir professionnellement…
En passant, Nina Berberova a dit dans L'Accompagnatrice : «Sans ambition, il n'y a pas de talent».
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