BLOGUE. Saviez-vous qu'il arrive aux managers de pleurer sur leur lieu de travail? Cela est arrivé au moins une fois durant l'année écoulée à 4 dirigeantes sur 10 (41%) et à 1 dirigeant sur 10 (9%), d'après une étude dévoilée par Anne Kreamer dans son livre It's always personnel: Emotion in the new workplace.
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Anne-Marie Hubert, associée directrice, services consultatifs, d'Ernst & Young, a eu le cran de s'en ouvrir récemment en public, lors de sa conférence à la Journée Femmes Cadres organisée par le journal Les Affaires…
«Il m'est arrivé de pleurer au bureau, et quand j'y pense, pour des raisons qui paraissent saugrenues, a-t-elle raconté. La dernière fois, c'était lors d'un changement de locaux. J'ai été avisée que mon équipe devait emménager dans un autre endroit, en fait, le moins intéressant de l'étage où on arrivait. Comment annoncer une telle nouvelle à mon équipe? J'avais beau y penser, je ne voyais pas.
«Alors je suis allée trouver les responsables de notre relocalisation, et au moment de leur faire part de mon grief, les larmes se sont mises à couler, tellement j'étais émotive. Je ne peux pas affirmer que ça a joué, mais j'ai été entendue et mon équipe a pu s'installer dans un autre endroit, plus intéressant.»
Cette expérience n'a vraiment pas été agréable pour elle. Elle s'en voulait d'avoir pleuré devant les autres, d'avoir ainsi envoyé un signe qui aurait pu être interprété comme de la faiblesse, alors que c'était tout autre chose, à savoir l'expression d'une grande frustration, d'une immense difficulté à expliquer ce qui l'embêtait dans une décision qui la concernait directement, elle et son équipe, sans pour autant avoir été consultée au préalable.
«J'en ai parlé à une trentaine d'autres femmes dirigeantes au bureau de Toronto, et toutes m'ont confié, individuellement, qu'il leur arrivait, à elles aussi, de pleurer au travail, a-t-elle poursuivi. D'apprendre ça a été immense soulagement pour moi, car je croyais être la seule à pleurer à l'occasion, dans mon coin.»
Passé le soulagement, cela l'a fait réfléchir. Mme Hubert s'est demandée pourquoi les femmes, et parfois les hommes, avaient aussi souvent la larme à l'œil au bureau. «J'en suis arrivée à la conclusion que les pleurs surviennent lorsqu'il y a un profond désaccord avec quelqu'un ou quelque chose. Un désaccord qui porte sur les valeurs que l'on a. Un désaccord résultant du fait que nos valeurs sont soudainement bousculées», a-t-elle dit.
De fait, notre système lacrymal se met à sécréter des larmes par réflexe, en général dans deux cas particuliers : lorsque notre système nerveux détecte un danger pour la cornée (poussière, acidité d'une molécule, etc.), afin d'évacuer celui-ci au plus vite; ou lorsque nous ressentons une vive émotion (douleur, désespoir, joie, etc.). La composition des larmes diffère selon ce qui les a déclenchées, sachant que les pleurs d'émotion contiennent plus de protéines et d'hormones que les autres.
Cette différence de composition explique d'ailleurs pourquoi les femmes pleurent quatre fois plus souvent que les hommes. En effet, c'est une question d'hormones, et non pas d'une supposée plus grande "sensibilité" des femmes que les hommes. Ce n'est qu'après la puberté que les femmes se mettent à produire plus de larmes que les hommes. La raison en est surtout qu'elles produisent certaines hormones que les hommes, eux, ne produisent pas, comme la prolactine – l'hormone responsable de la lactation après l'accouchement – et la lactotransferrine – l'hormone qui régule la production de lait. Présentes dans le corps des femmes passé la puberté, et surtout après le premier accouchement, elles facilitent la sécrétion de larmes.
Les pleurs au travail ont donc une origine à la fois biologique et émotionnelle. Comme l'a indiqué Sheryl Sanberg, la directrice générale de Facebook, lors d'une entrevue accordée au journal d'affaires indien Mint : «Nous sommes tous des êtres émotionnels, et je considère qu'il est très bien de partager nos émotions au travail, a-t-elle dit. Moi-même, il m'arrive de pleurer au bureau, j'ai même déjà pleuré sur l'épaule de Mark [Zuckerberg]».
«J'estime qu'une personne n'est jamais tout à fait la même du lundi au vendredi, de 9h à 17h, tout comme elle n'est pas la même au travail et en congé. Et qu'il est bon d'être authentiques, en tout temps», a ajouté l'auteure du best-seller Lean In: Women, Work, and the Will to Lead.
La question qui se pose est de savoir si c'est une bonne chose, ou pas, de pleurer au travail. Car cela peut être interprété de différentes façons. «Je ne recommande surtout pas de pleurer pour obtenir quelque chose, comme une promotion, dit la numéro 2 de Facebook. Ce que je préconise, par rapport aux pleurs, c'est d'en profiter pour nouer de meilleurs liens avec les autres. C'est l'occasion, d'après moi, de nouer des liens plus authentiques, et de devenir entre nous de meilleurs collègues, plus compréhensif, plus soudés peut-être même».
Une opinion à laquelle se rallie Peggy Drexler, professeure de psychologie au Collège médical Weill de l'Université Cornell (États-Unis). «Les pleurs peuvent souder une équipe, à condition que ceux-ci soient perçus comme l'expression d'une frustration difficile à communiquer, et non d'un désespoir ou d'une tristesse. Cela peut renforcer l'esprit de camaraderie, et inciter les uns et les autres à mieux écouter celui qui pleure, et donc à davantage tenir compte de son opinion», dit-elle.
«Les pleurs peuvent même accroître la productivité d'une équipe! Imaginons le cas où les larmes d'une personne découlent d'une tension insupportable qui règne au sein de l'équipe. Tout à coup, tout le monde va prendre conscience de cette tension et des ravages qu'elle produit. Si l'équipe est intelligente, elle va en profiter pour s'attaquer vraiment au problème, ce qui représentera une occasion en or pour tous remettre l'épaule à la roue», illustre-t-elle.
Et Mme Drexler d'ajouter quelques conseils pratiques, à propos des moments où il vaut mieux ne pas fondre en larmes au travail :
> Pas en groupe, ni devant des inconnus. Les larmes peuvent se révéler dommageables si elles coulent au milieu d'un groupe de personnes, par exemple en réunion. Ou si elles coulent devant des personnes que l'on connaît peu, comme de nouveaux clients.
> Pas en situation de demandeur. Les larmes ne doivent pas non plus être versées lorsqu'on est en situation de demander quelque chose. Par exemple, ce n'est pas un bon truc au moment où l'on requiert une augmentation salariale.
> Pas en pleine critique. Les larmes ne sont pas non plus les bienvenues lorsqu'on reçoit une critique. Car elles mettent fin à la discussion et laissent l'autre avec un inconfort qui peut être durable
Que faire lorsqu'on sent nos yeux se mouiller à des moments inopportuns comme ceux-ci? «Dans ces cas-là, le mieux est de s'excuser, de filer aux toilettes, de laisser les larmes venir, puis de boire un grand verre d'eau», conseille la professeure de Cornell.
En passant, l'humaniste italien Pétrarque aimait à dire : «Pleurer est plus doux qu'on ne le croit».
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