Dès que je mets les pieds chez un bouquiniste, je me sens comme un gamin qui vient de découvrir le grenier de ses grands-parents, là où son entreposés mille et une merveilles assoupies, qui n’attendent qu’une chose, qu’on leur offre l’occasion de briller de tous leurs feux, une fois à la lumière. Oui, un gamin à deux doigts de mettre la main sur un trésor caché. Et devinez quoi, c’est justement ce qui m’est arrivé la semaine dernière : j’ai dégoté une perle rare, dissimulée depuis des années derrière une pile de bouquins poussiéreux, quelque part sur Mont-Royal !
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De quoi s’agit-il ? D’un ouvrage de Lu Jia, un sage chinois qui a vécu au IIIe siècle avant Jésus-Christ, dont l’ambition était d’enseigner l’art de gouverner au premier empereur des Han. Intitulé Nouveaux principes de politique, ce traité indique comment appliquer concrètement les enseignements de Confucius, ce philosophe chinois qui prônait la «noblesse du cœur», lorsqu’on se doit de diriger un pays et son peuple. Bref, j’ai mis la main sur un formidable manuel de leadership.
Vous me connaissez, je ne vais pas résister au plaisir d’en partager un extrait avec vous. Qui sait, cela pourrait bien vous inspirer une nouvelle approche de l’art de piloter une équipe…
Voici, donc, un passage dont le titre est ‘Nourrir de vastes plans’ :
«On ne peut échafauder de plans lorsqu’on nourrit des arrière-pensées, ni asseoir sa puissance lorsqu’on est déchiré entre des objectifs divers. On doit harmoniser le dedans pour pouvoir gouverner le dehors ; on doit régler l’entourage immédiat pour pouvoir pacifier les contrées lointaines.
«Qui embrasse l’univers et fatigue son esprit en le laissant vagabonder aux huit confins de l’espace ne parvient pas à bien s’occuper de sa famille ; en revanche, qui renforce son souffle, parfait sa nature, affine son esprit et son essence afin de prolonger sa vie ne se laisse pas asservir par le monde extérieur. Ceux qui détiennent des terres et ont le peuple sous leur protection ne doivent surtout pas songer à engranger des profits, car sitôt que le prince veille avant tout à sa fortune, l’éducation et la culture cessent de se diffuser, et les ordres, d’être obéis.
«Su Qin et Zhang Yi jouissaient de charges prestigieuses et en avaient retiré une grande célébrité. Ministres de six principautés, ils servaient six princes à la fois et leur prestige faisait trembler l’Est des Passes. Ils parcouraient l’empire pour convaincre les seigneurs, variant leurs discours et leurs plans selon les pays et les interlocuteurs. Ils se proposaient de venir à bout d’un État puissant par une union de pays faibles. Tenants de l’alliance horizontale, ils s’opposaient à l’alliance verticale, mais en réalité leur politique était fluctuante et leurs critères, flous. En sorte qu’ils ne purent mener à bien leur entreprise et durent l’abandonner à mi-chemin. Ils moururent de la main de la populace, au milieu des rires. Tout cela parce qu’ils tenaient un double langage et s’étaient laissé guider par leurs désirs et leurs appétits.
«Quant à lui, Zhong, le premier ministre du duc Huan de Qi, foula au pied sa première allégeance pour servir ce prince de toute son âme. Il ne contracta pas d’alliances à des fins personnelles, ni ne nourrit de visées retorses ; il se dédia entièrement à sa tâche, qui consistait à diriger au mieux la principauté ; il accompagna partout son prince et fit plier les autres seigneurs ; il imposa son autorité à l’intérieur des Quatre Mers et diffusa l’influence civilisatrice de son prince sur l’ensemble du pays ; châtiant ceux qui s’écartaient de la Voie, conférant la gloire à ceux qui respectaient la Justice.
«Il lui suffit d’une seule campagne pour se faire obéir de l’empire, et d’un seul train de mesures administratives pour amener les seigneurs à la résipiscence. L’homme de bien s’en tient à un unique principe de gouvernement pour passer ses sujets au cordeau, il se sert d’une seule aune pour étalonner la multitude de ses peuples. De la sorte, il impose partout un ordre unique et fait rayonner le gouvernement centralisé.
«C’est ainsi que le ciel est Un et accomplit à la perfection ses révolutions ; c’est ainsi que l’homme est Un et se conforme parfaitement à ses devoirs moraux.
«Le roi Ling de Chu eut beau régner sur un territoire de plus de mille lieues de côté et être à la tête d’une principauté forte de centaines de places fortifiées, il mourut de la main de Qiji. C’est qu’au lieu de donner la préséance à la bienveillance et à la justice, au lieu de révérer la vertu, il s’enticha d’arts magiques, se fia aux experts du yin et du yang, collectionna les prodiges, construisait la terrasse Ganxi, érigea des tours vertigineuses et voulut s’élever jusqu’à la nue afin d’observer plus à loisir les signes célestes.
«Le duc Zhuang de Lu régnait sur une des principautés du centre de l’Empire ; il était le descendant d’un grand d=sage. Toutefois, au lieu de parachever la tâche du duc de Zhou et de suivre la trace des aïeux, ne jurant que par l’autorité aveugle, il s’appuya sur l’intimidation. Sa force prodigieuse ne lui permit ni d’assurer la sécurité du prince Ziqiu ni de défendre son territoire contre les agressions et les empiètements, si bien que Lu se mit à rétrécir comme peau de chagrin et finit par se trouver confiné entre la Zhu et la Si.
«Les hommes d’aujourd’hui se détournent de l’étude du Livre des odes et du Livre des documents ; ils se refusent à perpétuer les vertus d’humanité et de justice ; au lieu de prôner la voie des anciens sages et d’approfondir le sens des classiques, ils préfèrent s’adonner à des théories fumeuses et étudier de fausses doctrines ; ils sèment la confusion dans l’esprit des lettrés et sapent la volonté de la masse. Ils portent des jugements sur les affaires du moment, en prenant prétexte des conjonctions célestes ou terrestres ; ils ébranlent le peuple par des discours pernicieux sur les bouleversements naturels ; ils les effraient par des prodiges.
«À les entendre, ils sont comme des dieux ; à les voir, ils semblent d’une autre espèce que le commun des mortels. Pourtant, ces beaux messieurs se montrent incapables de se tirer des situations difficiles et de sauver leur propre vie ; beaucoup tombent d’ailleurs sous le coup d’une condamnation et ne parviennent à éviter la peine capitale.
«Ces comportements-là, qui ne prennent pas racine dans le cycle de la nature des choses, ne donneront jamais quoi que ce soit. On peut prêter l’oreille aux discours sur lesquels ils reposent, mais non s’y fier ; on peut s’en divertir, mais jamais s’en servir. (…)
«Les yeux sont l’organe de la vue ; les oreilles, de l’ouïe ; la bouche, du goût ; le nez, de l’odorat ; la main, de la préhension ; le pied, de la locomotion. Chacun d’eux remplit une fonction, et ne saurait en cumuler d’autres. S’ils les cumulaient, l’entendement serait troublé, aussi absurdement que si l’on voulait suivre deux routes à la fois.
«Celui qui règle son esprit et le tient fermement dans une seule direction durera longtemps, sans connaître le déclin. Quand les supérieurs ignorent le relâchement, les inférieurs ne connaissent pas le flottement.
«Celui qui tient le Un pour gouverner, même solitaire au début, attirera à lui les foules. En revanche, celui dont l’esprit bat la campagne et dont les sentiments se dispersent, aussi haut soit-il, connaîtra la chute.
«Toute dispersion des souffles provoque des maladies et abrège les jours. On passe d’un extrême à l’autre sans pouvoir se fixer, si jamais on perd la Voie. Et on ne peut plus, dès lors, avancer. (…)
«Un aspect lisse et compact est promesse de solidité ; quiétude et sérénité sont des gages de bonheur. Quand la volonté est ferme et l’esprit, en paix, le corps et ses vaisseaux sanguins sont puissants. Mais dès lors que celui qui tient les rênes du gouvernement poursuit deux buts en même temps, il perd l’équilibre.
«Que les soldats ne cultivent pas les champs ; que les courtisans ne se livrent pas au commerce ; car sinon, la turpitude viendra corrompre tout ce qui était droit. Par conséquent, tout prince qui entend instaurer l’ordre se doit de fermer la porte à la quête du profit ; car c’est ainsi qu’il empêchera le malheur et ses calamités de déferler chez lui, et mieux, qu’il comblera de bienfaits la population.
«Quand un terme est mis à la quête du profit, la Voie resplendit ; quand la guerre cède le pas, la vertu est florissante. Telle est la maxime permettant de durer à la tête d’un pays.»
Voilà. Telle est la vision du sage Lu Jia à propos de ce quoi doit être un souverain. Une vision qui, je pense, devrait encore faire vibrer des cordes sensibles chez les leaders d’aujourd’hui. Du moins, chez ceux qui entendent faire briller les talents de ceux avec lesquels ils évoluent, jour après jour.
En passant, deux dernières pensées de Lu Jia, tirées du même ouvrage :
«L’homme de bien gouverne en tenant la main à la Vertu ; il trône en s’asseyant sur la natte de la bienveillance, et se dresse en s’appuyant sur le bâton de la Justice.»
«La Vertu est le principe suprême du gouvernement ; la bienveillance et la justice, les fondements de la conduite juste.»
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