BLOGUE. Un peu de philosophie, aujourd'hui, ça vous dit? Chiche!
Peut-être avez-vous déjà entendu parler du philosophe allemand Peter Sloterdijk, sans avoir jamais lu l’un de ses ouvrages. Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul dans ce cas : ses livres sont tellement denses et volumineux, pour ne pas dire complexes, qu’il faut s’accrocher ferme avant de se lancer dedans! C’est pourquoi je me propose de vous en recommander un , s’il vous fallait choisir : Tu dois changer ta vie! (Libella/Maren Sell, 2011).
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Pourquoi celui-ci? Parce que c’est une mine d’or pour qui se pique de management et de leadership, et en particulier pour qui entend devenir plus performant dans la vie quotidienne comme au travail. Attention, il ne s’agit pas là d’un énième bouquin sur le développement personnel. Non, ce livre va bien au-delà de cela, car il ordonne – oui, je dis bien «ordonne» – à tout un chacun d’atteindre la perfection, et donc d’adopter un tout nouveau mode de vie!
Le titre du livre est une citation d’un poème de Rainer Marie Rilke, Torse archaïque d’Apollon. On peut y voir une double résonance : d’une part, un appel d’envergure universelle, d’autre part, un impératif individuel. «J’ai voulu traduire ainsi ce que la culture européenne a produit de mieux : l’aspiration vers le haut», a d’ailleurs confié le philosophe au magazine français Le Point.
La somme de 700 pages du philosophe allemand peut être décomposée en trois parties. Dans la première, on trouve un éloge de l’exercice, autant physique que mental. Dans la deuxième, la présentation d’une démarche originale pour s’exercer comme il se doit. Et dans la dernière, une évocation des lieux où s’entraîner.
Dans la première partie, M. Sloterdijk indique que son idée d’«aspiration vers le haut» ne sort pas de nulle part. On la trouve en filigrane de nombre de travaux philosophiques, à l’image de la thématique nietzschéenne du surhomme. Et même ailleurs : «Ce n'est pas un hasard que Platon et Bouddha aient été contemporains - ou presque. Ils ont articulé la même tension verticale qui fait sortir de ses gonds l'existence humaine. Ils invitent les hommes à dépasser leur misère et leurs souffrances. Les exercices spirituels, athlétiques, artistiques tentent tous d'arracher l'homme à sa condition. C'est pourquoi j'insiste sur la figure de l'acrobate, ce frère félin du sage», a poursuivi M. Sloterdijk.
La figure de l’acrobate est, à mon sens, centrale dans cet ouvrage. Le leader de demain sera un acrobate, ou il ne sera pas. Il fera preuve de souplesse, de vivacité, de rapidité, d’efficacité, d’audace, de courage et même de résilience, bref d’agilité. Des qualités qui seront absolument nécessaires pour survivre dans un univers appelé à muter très rapidement…
D’après le philosophe, les «acrobates de demain» auront tous un point en commun : leur ascétisme. Leur quoi? Leur ascétisme, c’est-à-dire leur rigueur de vie constante visant à perfectionner le corps et l’esprit. Ce terme peut être utilisé pour décrire tout ce que s’imposent les athlètes, dans l’espoir de devenir, un jour, un champion olympique. Pour appuyer son propos, M. Sloterdijk commente la vision de Ludwig Wittgenstein de «la culture comme observance», qui envisage la culture comme un ensemble de règles similaires aux règles monastiques. Oui, il va jusque-là…
Dans la deuxième partie de Tu dois changer ta vie!, le philosophe prône les «procédures d’exagération». De quoi est-il question? D’une méthode inusitée pour se perfectionner. Ni plus ni moins. On peut grosso modo la décrire ainsi :
> Rompre avec son milieu d’appartenance;
> Aspirer à égaler un modèle absolu (un saint, un héros, etc.);
> Chercher un «maître» pouvant servir de coach personnel.
J’en vois d’ici quelques-uns qui sourcillent en lisant ces lignes. Si, si,… «J’ai déjà lu ça mille fois ailleurs, ça n’a rien de neuf, ce que nous propose ce philosophe qui surfe sur la vague du développement personnel», pensent-ils probablement. Mais voilà, penser de la sorte est erroné, en ce sens que M. Sloterdijk insiste sur le fait qu’il faut effectuer une véritable révolution personnelle pour espérer exceller, et non procéder à quelques menus changements de vie homéopathiques. Comme Goethe dans son Faust, il clâme haut et fort : «J’aime celui qui désire l’impossible». «Aspirer à l’impossible, c’est la dynamique des révolutions réelles. Attention, alors : le geste révolutionnaire ne réside pas dans la rupture violente, mais dans l’exercice transformateur», a-t-il expliqué, en soulignant qu’«il ne faut pas oublier que nous suivons toujours les traces d’une série de révolutions mentales dont les hautes civilisations sont les résultats».
Jésus-Christ peut être pris pour modèle, voire pour coach. «L'individu a-t-il assez de foi pour réaliser l'impossible? Est-ce qu'il a trouvé son système d'exercices? Ce sont là les seules questions qui s'imposent aujourd'hui. L'acrobatie vise des sommets. A mon avis, le Christ, lui aussi, doit être compris comme un acrobate. Ses paroles sur la croix, selon l'Évangile de Jean, "C'est accompli", représentent une phrase typique d'athlète, articulée au sommet du "savoir-souffrir"!», a-t-il poursuivi.
Enfin, la troisième et dernière partie du livre est consacrée aux «lieux d’entraînement». C’est tout bonnement qu’on ne s’entraîne pas n’importe où et n’importe comment. Le philosophe et recteur de l'Université des arts et du design de Karlsruhe (Allemagne) indique que cela se retrouve dans nombre de creusets formateurs : les écoles mises au point par les philosophes grecs, les casernes pour les militaires, les monastères pour les religieux, etc. Il convient donc de trouver l’endroit idoine pour soi, en fonction des progrès que l’on vise personellement.
«Je propose une réévaluation de la civilisation moderne du point de vue des exercices - tout en renouant avec les traditions antiques de la vie "ascétique". N'oublions pas que le mot grec askesis signifie tout simplement "entraînement". Aujourd'hui, la forme la plus répandue du souci de soi, pour rappeler ce terme stoïque, c'est l'exercice sportif. Il représente ce que j'appelle "l'ascèse déspiritualisée" de notre époque.
«Pour nous, "être" et "être en forme" revient à la même chose. Nous vivons à un moment de la civilisation où la nécessité de la performance a pénétré nos vies de fond en comble. Mon livre pourrait porter le sous-titre : "Critique de la performance pure". Bien sûr, il existe actuellement une contre-culture de joyeux perdants qui rêvent l'insurrection et la subversion du "système" par la paresse et par un certain laisser-aller, mais les jolis perdants sont incapables de servir de modèles à une société fondée sur les exigences de la performance. Plus que jamais, il nous faut de vrais modèles pour réorienter nos vies», a-t-il dit.
Voilà… Œuvre grandiose? Vaste fumisterie? Qu’en pensez-vous? On le voit bien, Peter Sloterdijk ne laisse jamais indifférent…
L’écrivaine française Marguerite Yourcenar a écrit dans Alexis ou le traité du vain combat : «Tous nous serions transformés si nous avions le courage d’être ce que nous sommes»…
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