BLOGUE. Savez-vous ce qui est arrivé à Mike Rice, la semaine dernière? Il a perdu son poste d'entraîneur de l'équipe de basketball de l'Université Rutgers à Newark (New Jersey). Pourquoi? Parce qu'un vidéo concocté par un ancien employé de l'Université a été diffusé par la chaîne sportive ESPN, un vidéo dans lequel on le découvrait en train de crier comme un fou contre ses joueurs, de leur envoyer le ballon à la figure et de les bousculer dans le dos à longueur d'entraînements. Rien de moins.
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Ce M. Rice passait visiblement son temps à hurler et taper, et ce, sans que personne ne s'en plaigne ouvertement. Ni les joueurs ni la direction de l'Université. Les langues se sont déliées seulement depuis le licenciement de l'entraîneur, à l'image d'Ian Diatlo, l'un des managers de l'équipe durant la saison 2011-12 : «Il agissait comme ça à chaque entraînement. C'était vraiment sa manière typique de diriger les joueurs», a-t-il confié à une radio locale.
La question saute aux yeux : «Pourquoi se comportait-il ainsi?».
Pour y répondre, mettons-nous deux secondes dans la peau de M. Rice. Il devait certainement être convaincu que c'était la meilleure façon de faire pour obtenir de bons résultats. Oui, il devait croire dur comme fer que bousculer un joueur – physiquement et psychiquement (il semblait adorer traiter de «tapette» tous ceux qui ne donnaient pas leur 110% à ses yeux) – permettait de le contraindre à donner le meilleur de lui-même, et même plus.
Maintenant, cette méthode était-elle payante? Malheureusement pour M. Rice, la réponse est «non». Les chiffres lui donnent tort :
> Durant la saison 2012-13, son équipe a enregistré 15 victoires et 16 défaites.
> Durant la saison 2011-12, son équipe a enregistré 14 victoires et 18 défaites.
> Durant la saison 2010-11, son équipe a enregistré 15 victoires et 17 défaites.
Pas glorieux. D'où l'interrogation suivante : «Pourquoi personne ne disait rien de la méthode "virile" de M. Rice?».
Dave Berri, un professeur d'économie à l'Université Southern Utah (États-Unis) spécialisé dans le sport, a présenté à cet égard une réponse intéressante, dans son blogue sur Freakonomics. C'est que cette façon de faire est probablement monnaie courante dans le basketball universitaire, si bien que plus personne – ou presque – ne s'en offusque.
Pis, cette façon de faire n'est pas l'apanage du basketball. Elle est aussi courante dans d'autres milieux de travail où la performance est attendue. M. Berri cite un exemple, tiré de la biographie de Daniel Kahneman, le "prix Nobel" d'économie 2002 pour ses travaux sur l'économie comportementale…
«L'une des expériences "eurêka" les plus marquantes de ma carrière est survenue lors d'un cours que je donnais à des instructeurs de pilotage de l'Armée de l'air américaine, un cours durant lequel j'expliquais que notre cerveau retient mieux les leçons lorsqu'on encourage la personne que lorsqu'on la punit en cas d'échec. L'un des instructeurs a fini par lever la main pour prendre la parole. Il a dit que c'était peut-être vrai pour certaines personnes, mais que ça ne l'était pas pour tout le monde, en particulier les cadets de l'aviation.
«Il a expliqué : "Il m'est arrivé à plusieurs reprises de prier les cadets de faire plus attention en vol à certains détails, des détails qui finalement n'en sont pas quand on vole en formation, car la moindre erreur peut mener à la catastrophe pour tous. Et à chaque fois que je les ai priés gentiment, la fois suivante, ils faisaient systématiquement plus d'erreurs. En revanche, à chaque fois que j'ai crié contre eux, vous pouvez être sûr que la fois suivante, ils étaient irréprochables".
«Ce moment a été carrément jouissif pour moi. En effet, j'ai soudainement réalisé une grande vérité de l'Humanité, une vérité si évidente qu'on la perçoit rarement, si ce n'est jamais. Nous sommes statistiquement punis pour avoir récompensé autrui et récompensés pour avoir puni autrui. Pourquoi? Parce que nous agissons toujours de la même façon – nous récompensons ceux qui ont fait quelque chose de bien et nous punissons ceux qui ont faut quelque chose de mal – et parce qu'il existe bel et bien une régression vers la moyenne.»
Une régression vers la moyenne? Il s'agit d'un phénomène statistique observé au 19e siècle par le Britannique Francis Galton, le "père" de la statistique moderne. Celui-ci a noté que les enfants de parents de grande taille étaient souvent plus grands que la moyenne, mais étaient toutefois plus petits que leurs parents. Et inversement, les enfants de parents petits étaient eux aussi de petite taille, mais étaient cependant plus grands que leurs parents. Autrement dit, les données statistiques qui se trouvent à l'extrême, lorsqu'on les répète, ont tendance à être attirées vers la moyenne.
Ce phénomène est depuis discuté, on s'en doute bien. Certains y croient, d'autres pas, et chacun a des "preuves" à l'appui. M. Kahneman, lui, semble porté à y croire, à la suite de cette expérience "eurêka".
Qu'est-ce que ça signifie, dans le cas présent? Que le comportement extrême de l'entraîneur de l'équipe de basketball de l'Université Rutgers n'a en réalité aucun impact positif sur la performance des joueurs. Cela ne fait que pousser ceux qui sont victimes de ses agissements vers la moyenne, c'est-à-dire à jouer sans forcer leur talent. Ils se mettent à jouer sans briller, à se contenter de passer le ballon et de tirer vers le panier, sans cœur, sans conviction. Ce que l'on retrouve d'ailleurs dans les résultats de l'équipe : on compte autant de victoires que de défaites, saison après saison.
Cela veut-il dire pour autant que l'idéal est de rivaliser de gentillesse à l'égard des joueurs? Non, pas du tout, car cela correspond à l'extrême inverse : là encore, les joueurs ne feraient pas plus d'efforts que ça pour remporter match après match. Eh oui, encore le phénomène de la régression vers la moyenne qui fait des siennes.
Alors? Que faire? Tout simplement trouver le juste milieu. Ce qui peut notamment se traduire, entre autres, par d'occasionnels coups de gueule et par autant de cadeaux inattendus, si le besoin s'en faire sentir. Bref, l'idéal semble d'être authentique, pourvu, bien sûr, que l'on soit quelqu'un d'humain. C'est aussi bête que ça.
En passant, Ahmadou Kourouma a dit dans En attendant le vote des bêtes sauvages : «Le chef authentique véhicule à travers les ordres qu'il donne la sève vitale qui vivifie son pays».
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