BLOGUE. Avez-vous déjà entendu parler du sumak kawsay? J'imagine que non. Il s'agit d'un terme issu du quechua, la langue de la civilisation inca qui est encore parlée de nos jours par 10 millions de personnes, au Pérou, en Bolivie et en Équateur. Il signifie grosso modo le "bien-vivre", qui est tout autre chose que ce que, nous, nous voulons dire par "bien-être", cette notion si à la mode dans les pays occidentaux. Et nous aurions beaucoup à gagner, à mon avis, à intégrer le "bien-vivre" inca à notre quotidien au travail.
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Pour commencer, il convient de comprendre ce qu'est le sumak kawsay. Un peu de sémantique s'impose… Le premier mot est "sumak", qui veut dire à la fois beauté et tendresse. Et le second, "kawsay", la vie en communauté et l'entraide. Combinés, ces deux mots évoquent le mode de vie particulier des tribus incas, empreint de solidarité et d'harmonie.
«La sagesse inca repose sur plusieurs piliers, comme l'amour, la bienveillance, la symbiose, la conversation, la réciprocité et la danse, explique Francisco Salgado, professeur de sciences sociales, à l'Université d'Azuay (Équateur), dans une étude intitulée Sumak kawsay: The birth of a notion? Le sumak kawsay s'inscrit pleinement dans cette sagesse, étant fondé, lui aussi, sur la plupart des mêmes piliers.»
D'après M. Salgado, le sumak kawsay regroupe plusieurs valeurs, soit :
> Le respect;
> L'égalité;
> La solidarité;
> L'harmonie;
> L'équité.
«Il en découle que le but ultime de l'activité humaine n'est pas l'accumulation d'argent ou la recherche du pouvoir, mais plutôt la quête d'une vie faite de tendresse, d'harmonie et de vigueur», ajoute-t-il.
Bon, les cyniques pensent peut-être en ce moment que ce sumak kawsay n'est qu'un beau rêve en couleurs, et que la disparition de l'Empire inca est d'ailleurs le signe incontestable de son peu d'intérêt.
À ceux-là, je me permets de leur rappeler que d'autres Empires se sont aussi effondrés, mais que leur héritage est bel et bien omniprésent dans notre quotidien (pensons seulement aux Grecs anciens et aux idées de leurs philosophes, qui nous servent plus que jamais de balises). Et de leur indiquer que le sumak kawsay est on ne peut plus d'actualité : saviez-vous, par exemple, que la Bolivie et de l'Équateur ont récemment intégré la notion de sumak kawsay dans leurs Constitutions? Et ce, notamment pour souligner que toute vie véritable est impossible sans harmonie, que ce soit avec la nature ou encore avec les autres?
Le sociologue brésilien Alberto Guerreiro Ramos a écrit en 1972 un ouvrage fort intéressant, Modelos de homem e teoria administrativa. Ce dernier met en évidence le fait qu'il y a trois sortes d'individus au travail, dans le monde moderne :
> L'opérationnel. C'est la façon dont le taylorisme pousse à voir l'employé : comme une "ressource" nécessaire à la production d'un bien ou d'un service.
> Le réactif. C'est une façon plus moderne de voir l'employé, à savoir comme une personne qui réagit à différents stimuli, qui s'adapte aux situations rencontrées, qui fait usage de toute son intelligence pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés et ceux qu'il se fixe lui-même.
> L'entre-parenthèses. C'est un peu l'employé d'aujourd'hui et surtout celui de demain. Celui-ci a tendance à s'isoler derrière des "parenthèses", soit pour se préserver des agressions extérieures, soit pour se concentrer sur lui-même. Il ne vit pas pour autant dans ne bulle, bien au contraire. Il est très sociable, ultra-performant même, mais a la sagesse de s'extirper de la tempête quand il en ressent le besoin.
«L'entre-parenthèse est l'individu idéal pour intégrer le sumak kawsay dans la vie quotidienne. Car il remet en question les fondements de la société dans laquelle il évolue, en partant du principe que nous avons besoin, pour mieux vivre, de davantage de solidarité et d'harmonie», dit Francisco Salgado.
Petite question : l'entre-parenthèse ne vous fait-il pas penser à quelqu'un que vous connaissez? Ne correspondrait-il au profil des membres de la génération Y? Vous savez, ces moins de 30 ans qui commencent à entrer massivement sur le marché de l'emploi, à mesure que les baby-boomers partent à la retraite. Ces jeunes qui, entre autres, entendent travailler autrement, en ayant plus en tête l'épanouissement personnel au travail que la recherche d'un gros salaire?
Appliqué au management, le sumak kawsay pourrait amener à des changements radicaux. Des changements que l'on pourrait croire aujourd'hui utopiques, mais bon, on sait bien que les utopies ne sont jamais que les réalités en attente de demain…
Quels changements radicaux, au juste? Des changements organisationnels qui pourraient notamment prendre deux formes, d'après M. Salgado :
> Isonomie. Il s'agit d'une organisation dans laquelle chaque membre est l'égal des autres, avec rigoureusement les mêmes droits et les mêmes devoirs. Il n'y a ni boss ni employé en tant que tels, mais une communauté d'individus motivés par l'atteinte d'objectifs épanouissants et gratifiants pour chacun. Les décisions y sont consensuelles, et donc non pas prises, comme c'est aujourd'hui le cas dans nombre d'organisations, par le leader. Bref, le leadership est ici l'affaire de tous.
> Phénonomie. Il s'agit cette fois-ci de la réunion de très peu d'individus, qui partagent les mêmes buts et objectifs. Un peu à l'image d'atomes qui s'accrochent les uns aux autres pour former une molécule, les individus s'assemblent les uns avec les autres pour l'atteinte d'un objectif, puis changent la configuration de l'assemblage pour la réalisation d'autres missions. La structure organisationnelle est adaptable à la situation rencontrée : par exemple, le leader n'est pas nécessairement toujours le même.
Curieux, a priori, n'est-ce pas? C'est pourtant bel et bien ce qui pourrait se produire dans les années à venir, avec la montée en puissance de la génération Y et de ses valeurs si proches du sumak kawsay. Un rien suffirait, d'après moi, pour que cela survienne réellement. D'ailleurs, des indices en ce sens peuvent être d'ores et déjà décelés, ici et là : regardez comment fonctionnent et innovent des entreprises comme Sid Lee et Ubisoft. N'y a-t-il pas là une ébauche d'isonomie et/ou de phénonomie?
En passant, l'écrivain russe Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine a dit dans ses Lettres de province : «Sans utopie, aucune activité véritablement féconde n'est possible».
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