BLOGUE. Archibald Putt. Ce nom vous dit-il quelque chose? Probablement pas. Il s'agit du pseudonyme de l'auteur d'une série d'articles parus de janvier 1976 à décembre 1977 dans le magazine Research/Development, dont le tout premier présentait la loi de Putt.
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La loi de Putt? Pour bien saisir de quoi il s'agit, je vous propose un petit retour en arrière… En 1974 est sorti un livre qui avait fait sensation, et dont on parle toujours encore de nos jours, Le Principe de Peter, de Laurence Peter et Raymond Hull. Cet ouvrage mettait au jour une règle fondamentale du management, selon laquelle «Tout employé tend à s'élever à son niveau d'incompétence». Et son corollaire était : «Avec le temps, tout poste sera occupé par une personne incapable d'en assumer la responsabilité».
Deux années plus tard, Archibald Putt a voulu savoir si le principe de Peter s'appliquait à un secteur économique émergent à l'époque, celui de la technologie. Ses réflexions l'ont amené à douter de sa validité dans ce cas-là, et ce, pour plusieurs raisons :
> La notion d'incompétence n'est pas applicable aux chercheurs scientifiques, et donc à tous ceux qui travaillent en R&D. Pourquoi? Parce que qui dit incompétence, dit échec. Or, dans le domaine scientifique, nombre d'inventions découlent justement d'échecs. Prenons un exemple récent : le viagra. La molécule du sildénafil a été découverte dans les années 1990 par les laboratoires de Pfizer dans le but de traiter l'angine de poitrine. Mais son efficacité n'a pas été jugée suffisante. En revanche, l'un de ses effets secondaires a attiré l'attention des laborantins : il provoquait des érections. Ainsi, d'un échec est né l'un des produits vedettes de Pfizer.
> L'incompétence créative est même prisée des chercheurs. La quoi? Oui, l'incompétence créative, une notion apparue dans le livre de Peter & Hull qui correspond à la stratégie qu'adoptent certains pour éviter d'être promus, sans pour autant nuire à leur carrière. C'est une forme subtile de dérobade. Un exemple : Albert Einstein, dont la chevelure hirsute et les tenues débraillées (il ne portait jamais de chaussettes) lui ont permis, selon M. Putt, de ne jamais avoir à occuper de poste administratif au sein des universités où il œuvrait.
En conséquence, les chercheurs doués font tout pour pouvoir continuer leurs recherches, et donc pour ne pas être obligés à prendre des responsabilités. Et par suite, ceux qui occupent les postes à responsabilité sont nécessairement des personnes qui ne sont pas des chercheurs doués.
D'où la loi de Putt : «La technologie est dominée par deux types de personnes : ceux qui comprennent ce qu'ils ne gèrent pas et ceux qui gèrent ce qu'ils ne comprennent pas».
Bien entendu, cette loi a marqué les esprits à son époque, surtout auprès de la communauté qui était visée, les scientifiques et les chercheurs de tous poils. Et aujourd'hui que tout, ou presque, est lié à la technologie, on pourrait être amené à imaginer qu'elle s'applique désormais à à peu près tous les milieux de travail.
Imaginer? Deux chercheurs malicieux ont eu l'idée de vérifier la loi de Putt : Jed DeVaro, professeur de stratégie d'affaires à l'Université d'État de Californie à East Bay (États-Unis), et Oliver Gürtler, professeur d'économie à l'Université de Cologne (Allemagne). Le fruit de leur travail se trouve dans l'étude intitulée Strategic shirking in promotion tournaments. Une étude carrément passionnante…
Ainsi, MM. DeVaro et Gürtler ont mis au point un modèle de calcul économétrique très simple. Une entreprise théorique dispose de deux niveaux de postes, le niveau 1 et le niveau 2, sachant que le niveau 2 est considéré comme supérieur. Deux employés entrent au sein de l'entreprise au niveau 1. Un poste de niveau 2 se libère, les deux entrent en lice pour le décrocher. La sélection se fait en fonction de deux critères, à savoir deux tâches, A et B, sachant cette fois-ci que A a plus d'importance que B aux yeux des ressources humaines. Question : quelle est la meilleure stratégie à adopter pour l'emporter?
Calculs faits, les deux chercheurs ont découvert quelque chose de surprenant :
> La meilleure stratégie est on ne peut plus simple, elle consiste à surperformer dans la tâche A. Et c'est surtout vrai pour l'employé qui, en temps normal, n'excelle pas dans celle-ci.
> Comme on ne peut pas se mettre subitement à exceller dans une tâche sans y consacrer temps et efforts, cette stratégie a un impact direct sur la performance relative à la tâche B. L'employé en question se met inévitablement à délaisser cette tâche, à y dédier moins de temps et d'efforts qu'à l'habitude, et par suite à enregistrer une moins bonne performance qu'auparavant sur ce plan.
> Enfin, puisque le poste de niveau 2 nécessite plus d'attention à la tâche A qu'à la B, celui qui le décrochera va être contraint de faire de plus en plus de choses liées à ce à quoi il n'est pas particulièrement doué (A) et moins de choses liées à ce à quoi il est bon (B).
Autrement dit, la meilleure stratégie est la dérobade, du moins la dérobade partielle. Il convient de tout miser sur la tâche la plus importante et de carrément laisser tomber l'autre.
Une erreur serait d'adopter une ligne médiane, soit de maintenir son niveau de performance dans B et tenter en même temps de s'améliorer un peu dans A. Une erreur qui, quand on y songe, est commune…
Imaginons, comme le suggèrent dans leur étude MM. DeVaro et Gürtler, que A corresponde au «leadership» et B aux «ventes». Les deux candidats au poste de niveau 2 sont tous deux des vendeurs, de bons vendeurs, qui ont l'ambition de progresser dans leur carrière. Comme le poste de niveau 2 est un poste de direction, il faut y faire surtout preuve de leadership. La meilleure stratégie – on l'a vu – c'est d'apporter la preuve que l'on a des qualités de leader, et même de tout miser là-dessus : ce n'est pas en enregistrant soudain un record de ventes que l'on décrochera le poste.
Le hic? Une fois le poste décroché, il sera demandé de continuer à briller en tant que leader – ce dont l'employé promus n'est pas nécessairement fait pour – et de ne plus faire profiter l'entreprise de ses réels talents de vendeur. «La loi de Putt, qui établit que les promotions ne sont pas toujours accordées aux plus compétents, mais plutôt aux incompétents, est par conséquent bel et bien vérifiée», souligne l'étude.
CQFD.
Maintenant, faut-il baisser les bras et se lamenter tout bas? Non, bien sûr que non. Les deux chercheurs ont eu l'intelligence d'aller plus loin dans leur raisonnement. Ils se sont demandés s'il n'y avait pas moyen de contrer la loi de Putt. Ils se sont repenchés sur leur travail, pour découvrir que :
> Les entreprises qui souhaitent atténuer l'effet de la loi de Putt doivent pour cela diminuer l'importance accordée à la tâche A et accroître celle de B, au moment de choisir parmi les candidats en lice. Car cela devrait décourager les incompétents de se présenter, et a fortiori de réussir à briller artificiellement aux yeux des recruteurs.
Voilà. Oui, voilà la fabuleuse loi de Putt. Je sais que vous rigoliez sous cape quand vous avez découvert le titre de ce billet de blogue. Je suis maintenant persuadé que, désormais, vous en tiendrez réellement compte. Pas vrai?
En passant, l'écrivain français André Malraux a dit, des décennies avant Peter & Hull : «Réussite : accession au dernier poste, c'est-à-dire au niveau d'incompétence».
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