Red Army. Ce nom vous évoque-t-il quelque chose? L'Armée rouge soviétique, bien sûr, mais plus que ça, le diminutif de l'équipe d'URSS de hockey, celle qui a dominé ce sport sans partage durant les années 1960, 1970 et 1980 en accumulant année après année les titres mondiaux et olympiques. Avec son quintette le plus célèbre, celui des années 1980, composé de Viacheslav Fetisov et Alexei Kasatonov à la défense ainsi que Sergei Makarov, Igor Larionov et Vladimir Krutov à l'attaque. Un quintette surnommé Russian Five que Scotty Bowman, l'entraîneur qui a permis aux Canadiens de Montréal de remporter cinq Coupes Stanley, n'hésite pas à présenter comme «la meilleure équipe de hockey de tous les temps». Rien de moins.
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Pourquoi vous parler de la Red Army et de son Russian Five aujourd'hui? Parce que Red Army est aussi le titre d'un excellent documentaire réalisé par Gabe Polsky, disponible en DVD depuis le début de l'été. Et parce que celui-ci donne une leçon de management renversante d'intelligence, une leçon que je vais me faire un plaisir de partager maintenant avec vous...
Gabe Polsky est un jeune cinéaste qui a joué au hockey à Yale après avoir grandi à Chicago dans une famille d'immigrés ukrainiens. Il a eu l'idée de passer autant de temps que nécessaire à Moscou, à la recherche de documents d'archive sur la Red Army et d'entrevues avec d'anciens joueurs et entraîneurs. Une tâche plus ardue qu'il ne s'y attendait : Viacheslav Fetisov, par exemple, a refusé de le rencontrer durant trois années, mais a fini par lui accorder 15 minutes d'entretien, impressionné par son acharnement (un 15 minutes qui s'est transformé en 18 heures, tant il a été soufflé par la maîtrise de son sujet qu'avait Gabe Polsky!).
«C'est bien simple, je considère que ce que les Soviétiques ont apporté au sport en général, et au hockey en particulier, une véritable révolution. Une révolution digne de ce qu'ont fait les Beatles pour la musique. Les gars du Russian Five ont carrément changé la donne au hockey. Ils ont déclenché une révolution culturelle, en créant une forme de jeu qui ne s'était jamais vue auparavant, la plus créative qui soit», a expliqué M. Polsky au quotidien Japan Times.
Bref, une révolution qui repose sur quatre piliers managériaux :
1. Oubliez les experts
La Red Army est née au milieu du XXe siècle de la volonté-même de Joseph Staline, mais n'a vraiment pris son envol international qu'à partir du moment où l'entraîneur Anatoli Tarasov en a pris la tête, en 1958. Celui-ci n'avait aucune idée de la manière dont on jouait au hockey en Amérique du Nord, toute information à ce sujet étant bloquée en Union soviétique à cette époque reine de la Guerre froide. Un manque qu'il a su tourner en précieux avantage : il n'avait, du coup, aucun a priori sur la façon de jouer en équipe avec des bâtons et une rondelle!
Qu'a-t-il alors fait? Il s'est mis à apprendre deux disciplines : le jeu d'échecs et la danse. Oui, vous avez bien lu : les échecs et la danse. L'explication était simple : les échecs, pour apprendre les notions de base en matière de tactique et de stratégie ; et la danse, pour apprendre à virevolter sur la glace. Autrement dit, pour apprendre à faire des miracles dans une arena, aussi bien à l'aide de combinaisons de jeu hyper efficaces que de prouesses de patinage individuelles.
Ainsi, les joueurs soviétiques ont développé un jeu basé non pas sur la performance individuelle, mais sur le jeu collectif : la priorité de chacun était de passer la rondelle à un joueur mieux placé que lui, le plus vite possible, quitte pour cela à reculer, ce qui était l'exact contre-pied du jeu américain de l'époque, qui consistait grosso modo à amener la rondelle le plus près possible du but adverse pour ensuite miser sur une prouesse d'une des stars de l'équipe pour inscrire un but.
«Tarasov était, par la force des choses, un visionnaire. Il a inventé de toutes pièces une façon de jouer qui s'est révélée être géniale et magnifique, pour ne pas dire magique», estime M. Polsky.
Résultat? Ce qu'il a inventé a permis aux Russian Five de surpasser le jeu de tous leurs adversaires étrangers : de 1958 à 1972, soit durant le règne de Tarasov, la Red Army a empoché 10 titres mondiaux (sur 11 participations) et trois médailles d'or aux Jeux olympiques d'hiver de 1964, 1968 et 1972 (ceux de 1960 avaient été boycottés par l'URSS).
En conséquence, on peut en tirer comme leçon qu'il est faut de croire que seuls les experts peuvent permettre à une équipe ou une entreprise d'atteindre des objectifs ambitieux. Ou encore, que seuls ceux qui ont plus de 10 000 heures d'expérience en un domaine - comme le veut la théorie du psychologue suédois Anders Ericsson popularisée par le journaliste et auteur américain Malcolm Gladwell - maîtrisent celui-ci au point d'être en mesure d'innover radicalement. Il y a en effet un clair avantage à être naïf, à savoir naturel, spontané et authentique. Car de cette seule fraîcheur peut naître l'inattendu, voire l'inespéré.
2. Renforcez les connexions
Quand on entrait au sein de la Red Army, on quittait tout le reste. Les joueurs passaient 11 mois de l'année ensemble, coupés de tout le reste. Quant aux entraînements, il y en avait en moyenne quatre par jour. Cela allait parfois jusqu'à l'extrême : un joueur qui venait d'apprendre le décès de son père s'est vu refusé d'assister à son enterrement parce qu'il lui fallait impérativement participer ce jour-là à une partie importante!
Intense, n'est-ce pas? Démesuré, pourrait-on même dire. Et pourtant, voici ce qu'en dit aujourd'hui Viacheslav Fetisov : «Tarasov, qui est décédé en 1995, était le meilleur entraîneur du monde. Il était même plus que ça pour nous, il était notre mentor, notre guide. Chacun de nous s'évertuait à tout instant de réaliser ce qu'il attendait de nous, sans songer une seconde aux sacrifices que cela occasionnait».
«Le maître-mot était, en résumé : 'Focus'. Les joueurs de la Red Army devaient être totalement focusés sur le jeu et l'équipe. Pourquoi? Parce que cela permettait à chacun de nouer des liens à nuls autres pareils avec tous les autres, et de sentir combien sa propre présence était primordiale pour l'ensemble du groupe. Parce que cela permettait de créer les connexions nécessaires à la magie de l'équipe», explique M. Polsky.
En conséquence, l'important est d'amener chacun à non pas penser au 'Je', mais au 'Nous'. À ne pas tout miser sur une star, et à ajuster le rôle des autres en fonction de celle-ci, mais bel et bien à harmoniser les rôles des uns et des autres en fonction des objectifs visés.
3. Lâchez-leur la bride
La discipline était certes de fer au sein de la Red Army, mais dès que les joueurs mettaient les patins sur la glace pour un match officiel, ils recouvraient une totale liberté. Tarasov leur donnait à ce moment-là une seule et unique consigne : «Ne jouez pas comme des robots, mais comme des artistes!»
Oui, des artistes. C'est-à-dire des individus libres de créer, et plus que ça encore, doués du don d'animer l'inanimé. «Autant nous étions prisonniers du système soviétique, répressif et brutal, dans la vie en général, autant nous savourions cette entière liberté d'être nous-mêmes à l'occasion des matchs officiels. Jouer était notre raison d'être. Et nous en dégustions chaque seconde, croyez-moi», raconte l'ancien capitaine des Russian Five.
Du coup, peu importait si l'un des joueurs ratait ce qu'il entreprenait, pourvu que ce qu'il avait alors tenté ait été audacieux. L'important était de faire preuve de créativité, et absolument rien d'autre. L'objectif premier, ce n'était pas du tout de marquer un but, mais d'être créatif : dans cette optique, chercher à tout prix à marquer un but était vain, en revanche un but allait nécessairement suivre une combinaison de jeu originale, si originale même que les adversaires n'ont rien vu venir.
En conséquence, l'important est d'éviter la sous-utilisation des talents des uns et des autres. Car personne ne donnera jamais son 110% si l'on n'attend de lui que la simple exécution du plan préétabli. Pis, ceux à qui l'on met une bride vont en vouloir à celui qui a commis un tel acte, voire finir par le haïr. Bien au contraire, il faut faire confiance aux uns et aux autres, tout en leur offrant la possibilité d'avoir du plaisir dans ce qu'ils font. Oui, je le souligne, du plaisir.
4. Pensez en communiste
«Derrière la notion d'équipe plane toujours, quand on y regarde bien, le concept de communisme. Que ce soit dans le sport ou en entreprise. C'est-à-dire une organisation du travail qui demande non seulement à chacun de se mettre au service de tous, mais aussi à tous de se mettre au service de chacun. Qui vise à écarter l'individualité au profit du collectif. Et la Red Army en a été un exemple merveilleux», a confié Gabe Polsky à Bloomberg News.
Bien entendu, certains d'entre vous me diront que le communisme est mort de sa belle mort, et ajouteront que rares sont les Russes qui le déplorent aujourd'hui. Et je leur donnerai raison, à ceci près que l'expérience communiste n'a visiblement pas fonctionné à l'échelle de l'URSS parce qu'elle avait été non pas voulue par tous, mais imposée à tous. Et qu'elle avait fonctionné à l'échelle de la Red Army parce qu'elle n'avait pas été imposée à chacun, mais voulue par chacun. Une nuance de taille, vous en conviendrez.
«La Red Army est l'exemple parfait de ce qu'un groupe de personnes peut faire de mieux pour atteindre le succès. Quand tu parviens à donner un véritable esprit d'équipe à des personnes talentueuses, tu fais nécessairement des étincelles. Des étincelles si magiques que même ceux qui ne s'intéressaient pas au hockey, et donc qui n'y connaissaient rien, se passionnaient pour nos matchs», dit M. Fetisov.
En conséquence, pour voler de succès en succès au travail, il convient de veiller à ce que chacun soit bel et bien volontaire pour accomplir les prouesses qui sont attendues de lui. Des prouesses qu'il ne pourra réaliser - il est vital de le marteler - qu'à condition qu'il s'appuie franchement sur le collectif de l'équipe, et non sur l'extraordinaire performance de la star qu'il est, ou croit être. Bref, il faut apprendre à penser communiste. Ni plus ni moins.
Voilà. Tels sont les quatre piliers de la fantastique réussite de la Red Army et de ses Russian Five. Et par suite, ceux sur lesquels vous pouvez bâtir une 'révolution' managériale susceptible de vous permettre d'atteindre des objectifs dont vous ne soupçonnez même pas l'existence.
Une belle leçon, n'est-ce pas? Une leçon surtout inspirante, en ce sens qu'elle vous donnera l'envie d'oser l'audace et la créativité, à l'image de ce qu'a fait Anatoli Tarasov et les siens.
En passant, le dramaturge grec Euripide disait : «Aux vrais amis tout est commun».
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