BLOGUE. Avez-vous remarqué à quel point nous parlons aujourd'hui d'équilibre? Il faut absolument avoir une alimentation équilibrée. Tout le monde rêve d'équilibrer travail et vie de famille. On ne dit plus d'une personne qu'elle est folle, mais «déséquilibrée». Etc. Pas vrai?
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Le hic? C'est que personne ne sait au juste ce qu'est l'équilibre. De fait, l notion d'équilibre est partout autour de nous, dans chaque moment de notre vie, au point d'être devenue une sorte d'idéal impossible à atteindre. Et nous nous usons à force d'essayer d'être «équilibrés».
Pourtant, la notion d'équilibre ne date pas d'aujourd'hui. Ni même d'hier. C'est ce que j'ai compris en feuilletant hier le hors-série de Philosophie magazine intitulé L'Iliade et l'Odyssée, en particulier grâce aux réflexions du philosophe français Luc Ferry sur le moment où Ulysse, dans le second ouvrage d'Homère, refuse l'immortalité qui lui est offerte par Calypso. Vous allez voir, c'est passionnant…
«Pour découvrir la signification philosophique de l'Odyssée d'Homère, pour saisir son véritable motif, le fil d'Ariane qui la rend vraiment intelligible et qui permet d'en apercevoir la profondeur sans égale, il faut partir de l'épisode où Ulysse rencontre la belle Calypso. (…)
«Commençons par un bref rappel : pendant dix longues années, Ulysse, roi de la cité d'Ithaque, prend part, contre son gré, à la guerre atroce qui oppose Grecs et Troyens. Tout commence pour lui par le chaos, et le sens de son voyage, qui est aussi le sens de la vie, c'est justement de retrouver l'harmonie perdue, dévastée par la guerre. Ulysse est l'homme qui va de la guerre à la paix, du chaos à l'harmonie, de la haine à l'amour, de l'exil au «chez soi». Lorsque la guerre prend fin, Ulysse n'a plus qu'une idée en tête: rentrer chez lui, à Ithaque, pour retrouver enfin son monde, son palais, sa femme, Pénélope, et son fils, Télémaque.
«Pourtant, son voyage de retour va durer encore dix longues années. Autant que la guerre elle-même. Pourquoi si longtemps? Parce que, au cours d'un des épisodes du récit, Ulysse a crevé l'œil d'un Cyclope, un certain Polyphème, qui se trouve être fils de Poséidon. Ce dernier doit le venger, c'est la règle. Il va donc semer des embûches effroyables tout au long du chemin qui ramène Ulysse vers Ithaque. (…)
«Parmi tous ces obstacles, il en est un qui livre la signification philosophique du récit. Cet obstacle possède un joli nom : Calypso. Calypso est une déesse : elle est donc d'une beauté parfaite et elle est immortelle. Or, la belle tombe folle amoureuse de ce malheureux mortel qu'est Ulysse, de sorte qu'elle décide de la garder pour elle.
«Elle est sublime et son île est un paradis. Il y a là tout ce dont un homme peut rêver : nourritures délicieuses, climat agréable, paysages d'une grande beauté et toute une armée de nymphettes ravissantes qui s'emploient à rendre la vie douce aux deux amants. Mais rien n'y fait : Ulysse ne peut s'empêcher de vouloir retrouver son «lieu naturel», sa place dans l'ordre cosmique, de sorte que, chaque soir, malgré toutes les merveilles qui l'entourent, il pleure en contemplant la mer…
«Un beau jour, Athéna prend pitié. Elle demande à son père, Zeus, d'ordonner à Calypso de laisser enfin Ulysse rejoindre Ithaque. Désespérée, Calypso invente un stratagème, en lui offrant l'inimaginable pour un humain : l'immortalité et la jeunesse éternelle. Or, contre toute attente, Ulysse décline son présent et la signification de ce refus est d'une profondeur abyssale (…) : une vie de mortel réussie est bien supérieure à une vie d'immortel ratée.
«[En conséquence de quoi, on découvre la définition-même du sage.] D'abord, le sage est celui qui parvient, en acceptant la finitude humaine, à vaincre autant qu'il est possible la peur de la mort. Plus généralement, ce n'est pas le bonheur, encore moins le plaisir, qui constitue la fin ultime de la vie humaine, mais plutôt la sérénité entendue comme l'effet d'une réelle victoire sur les peurs.
«Ensuite, le sage est celui qui réussit à vivre au présent, réconcilié avec ce qui est, avec soi-même comme avec les siens et le monde. Sans cesse, nous habitons les mirages du passé et du futur, au point que, à force de négliger le présent, «nous manquons de vivre», comme dit Sénèque. Voyez le lien avec l'Odyssée : tant qu'Ulysse est en guerre ou en voyage, il n'habite jamais que le passé ou le futur. Il est dans la nostalgie d'Ithaque ou dans l'espérance d'Ithaque, pas dans le présent d'Ithaque. Comme le dit joliment André Comte-Sponville, le sage est celui qui parvient à «regretter un peu moins, à espérer un peu moins, à aimer un peu plus»…»
Voilà… Que retenir de ces réflexions? Peut-être deux enseignements pour qui entend avoir une vie un peu plus équilibrée, en particulier au travail:
1. Sérénité. Ne pas rechercher la satisfaction immédiate, ou du moins à court terme, mais plutôt la sérénité. Cela peut se traduire, entre autres, par l'idée qu'il ne sert à rien d'accepter tout et n'importe quoi dans l'espoir d'en tirer un profit, par exemple de booster d'un coup sa carrière, et donc que mieux vaut viser un poste ou un mandat dans lequel on sait que l'on va s'épanouir.
2. Hédonisme. Se projeter sans cesse dans le futur, ou se miner par des regrets, ne sert, là aussi, à rien du tout. En revanche, savoir savourer l'instant présent, faire une chose à la fois en s'attachant à bien la faire, voilà qui est mieux. Car ne pas s'en faire est l'autre ingrédient nécessaire à une vie équilibrée au travail.
Qu'en pensez-vous? Peut-on tirer d'autres enseignements du périple d'Ulysse que ceux dégagés par Luc Ferry? Si oui, n'hésitez pas à le partager avec tout le monde!
En passant, le philosophe Jean Grenier aimait à dire : «Il est aussi noble de tendre à l'équilibre qu'à la perfection ; car c'est une perfection que de garder l'équilibre»…
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