Connaissez-vous Garry Kasparov? Il s'agit d'une de mes idoles, je n'ai pas peur de le dire. Jeune, il me fascinait par ses prouesses aux échecs : son style de jeu était empreint d'audace, pour ne pas dire de génie, et surtout, le petit prodige bousculait l'establishment, y compris la fédération soviétique qui faisait tout pour lui mettre des bâtons dans les roues pour favoriser leur poulain, Anatoli Karpov. Adulte, il me fascine toujours par son opposition farouche à Vladimir Poutine, le président de la Fédération de Russie, son audace et son intelligence ayant fait de lui l'un de ses principaux opposants politiques actuels.
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Or, la semaine dernière, je consultais un peu par hasard mon TweetDeck et j'ai remarqué que plusieurs de mes connaissances finlandaises étaient en train de tweeter au sujet de Garry Kasparov. Que se passait-il? Je suis vite tombé sur le hashtag #NBForum2015, et j'ai compris qu'il était en train de donner, à l'instant-même, une conférence à l'événement Nordic Business Forum, à Helsinki (Finlande). Et j'ai ainsi pu suivre à distance, mais en direct, l'intégralité de sa conférence, grâce, entre autres, à des citations reprises par des participants et même à des dessins d'artistes synthétisant ses propos.
Qu'avait l'ex-champion du monde du jeu d'échecs à dire à des gens d'affaires? Eh bien, il avait des choses passionnantes à partager avec eux. Des choses susceptibles de leur permettre de briller plus que jamais dans leur quotidien au travail. Des choses que je vais m'empresser de vous communiquer. Car elles vont vous permettre - si,si,... - d'être désormais en mesure de surmonter n'importe quel obstacle, en particulier ceux qui ont le chic de vous effrayer a priori.
Garry Kasparov a commencé sa conférence en disant qu'aux échecs comme dans la vie «tout mouvement découle d'une décision». Et il a ajouté que «chaque décision est unique, à l'image des empreintes digitales», si bien que «lorsque je prends une décision, elle est mienne et sera toujours différente de celle pris par autrui qui se trouverait dans la même situation que moi». Il voulait ainsi signifier que face à un problème, il n'existe pas forcément une solution, mais de multiples solutions, plus précisément autant de solutions qu'il y a de personnes concernées par le problème.
Pensons aux échecs pour bien saisir l'importance de cette pensée, qui peut semble de prime abord anodine. On dit souvent que lorsqu'un joueur doit faire bouger l'une de ses pièces, il y a le meilleur coup, et les autres, plus ou moins bons. Ce qui donne l'impression que le meilleur coup est quelque chose d'objectif, qui ne dépend en rien du joueur chargé de jouer. Une impression en vérité trompeuse : l'ex-champion du monde soutient, ici, que l'idéal du meilleur coup est un leurre; et qu'au contraire, il peut y avoir, pour une position donnée, plusieurs coups excellents, lesquels dépendent, en vérité, du joueur lui-même. Car un coup n'est pas, dans le fond, excellent, si cela amène le joueur à se retrouver dans une situation dans laquelle il n'est pas vraiment à l'aise : mieux vaut pour lui jouer un coup en théorie imparfait, si celui-ci lui permet de se sentir mieux par la suite.
Subtil, n'est-ce pas? Je vous l'avais dit, ce type est un véritable prodige : il sait comment prendre le contre-pied des idées reçues, lorsque le besoin s'en fait sentir. L'air de rien, il vient ici de renverser une croyance solidement ancrée dans l'esprit de nombre de joueurs d'échecs expérimentés; et donc, une croyance que vous aviez peut-être vous aussi concernant la résolution des problèmes rencontrés dans le cadre de votre travail : non, il n'y a pas LA meilleure solution, mais plusieurs solutions excellentes, qui dépendent de votre personnalité.
Poursuivons. Garry Kasparov a enchaîné avec la perception que nous avons de l'échec. Une perception, elle aussi, erronée, selon lui. Au jeu d'échecs, on dit qu'il suffit d'un coup raté pour qu'une partie soit perdue : l'erreur ne pardonne pas. Idem au travail : plantez-vous dans un dossier crucial pour l'entreprise, et vous allez vite vous faire montrer la porte de sortie. «Se tromper fait mal. Mais ce qui est le plus douloureux, c'est de refuser de reconnaître ses erreurs», a-t-il dit.
«Lorsque vous échouez, regardez la réalité en face et cherchez à comprendre ce qui a mal tourné. Il est vital d'analyser les batailles perdues. Pour ma part, chaque partie m'a appris quelque chose, et c'est comme ça que je suis parvenu à rester au sommet du jeu d'échecs pendant vingt ans», a-t-il poursuivi.
Autrement dit, il convient d'avoir une certaine tolérance face à l'échec. Car tous les échecs ne sont pas dramatiques. Ils peuvent même être positifs, en ce sens qu'ils peuvent être riches en enseignements. Pourvu, bien sûr, qu'on ait le cran de regarder la réalité en face, le plus objectivement possible. L'important n'est pas de chercher un coupable, mais le facteur qui a fait pencher la balance du mauvais côté. Et d'agir en conséquence à l'avenir. Garry Kasparov, que plus d'un expert considèrent toujours comme le plus grand joueur d'échecs de tous les temps, est le vivant exemple que cela fonctionne à merveille : l'échec est le meilleur socle du succès.
Attention toutefois à ne pas comprendre de travers le propos de Garry Kasparov : il ne célèbre pas ici l'échec, mais la tolérance à l'échec. Nuance. Et mieux, prône carrément la prise de risque. «Ça vaut toujours la peine de prendre un risque. Toujours. Regardez la Finlande lors de la Seconde Guerre mondiale : il a résisté face à la tentative d'invasion de l'URSS de Staline, même si tout le monde la donnait perdante; et pourtant, elle a vaincu, si bien qu'elle a gagné son indépendance; ce que n'ont pas osé faire les pays baltes, qui s'en sont mordus les doigts pendant des décennies», a-t-il illustré, sous les applaudissements de l'audience finlandaise. Et les vivats ont jailli lorsqu'il s'est amusé à citer Han Solo, dans L'Empire contre-attaque : «Quand C-3PO lui a dit 'Sir, la probabilité de traverser un champ d'astéroïdes sans encombre est de 3.720 contre 1', le capitaine du Faucon Millenium lui a rétorqué 'Ne me parle jamais de probabilités!', et il a foncé droit dedans».
Profitant de l'enthousiasme ainsi suscité, il a lancé un vibrant appel à la prise de risque chaque fois que l'occasion se présente à nous : «Prendre un risque, c'est faire un choix. Un choix parfois difficile, certes, mais là n'est pas l'important. L'important, c'est de saisir que la plus grande erreur qui soit, c'est de ne pas prendre de risque. Comme au jeu d'échecs. Si vous attendez passivement que la guerre survienne, elle surviendra forcément. Et elle sera dévastatrice pour vous. En revanche, si vous avez le courage de l'anticiper, vous vous donnerez une vraie chance de connaître le succès».
Il a alors décoché une flèche explosive en plein foule, histoire de leur montrer combien une attaque surprise pouvait faire de dégâts : «Vous avez dans votre poche un cellulaire. Il y a là plus de technologies que toute la technologie qui a permis à l'humanité d'envoyer un être humain sur la Lune. Et avec ça, vous vous contentez... d'envoyer des oiseaux sur des cochons!». Silence général, pour ne pas dire gêné, vu que l'app Angry Birds est le fruit de la start-up Rovio, la grande fierté de la Finlande depuis le déclin spectaculaire de Nokia. «Bon sang! Où est passée votre audace? Votre goût du risque? Votre envie de bâtir un monde meilleur? Moi, je rêve que mon fils marche un jour sur Mars, et non pas de le voir passer son temps à balancer des oiseaux sur des cochons».
Ouch! dans les gencives. Garry Kasparov a ensuite repris en clamant, sous un tonnerre d'applaudissements : «Think big! Pensez grand! Prenez de vrais risques!»
Bon. Vous me direz que c'est facile à dire, surtout en face d'une audience enflammée. Mais de là à passer à l'action, le moment venu, il y a un pas. Un pas effrayant. Et je vous aurais donné raison si je n'avais justement discuté de tout cela avec Garry Kasparov en personne, le jour où j'ai eu la chance incroyable de l'interviewer, il y a de cela quelques années. Il m'avait alors confié qu'il avait concocté sa propre méthode pour prendre des risques, de grands risques, lorsqu'il sentait que la partie qu'il jouait était rendue à un tournant crucial. Cette méthode, il l'avait dénommée MTQ, pour Mouvement, Temps et Qualité. La voici résumée pour vous :
1. Mouvement
La première tâche d'un joueur d'échecs est d'évaluer sa situation, puis celle de son adversaire. De cela découlera le meilleur coup à jouer, à ses yeux.
Comment s'y prend-il concrètement? Pour commencer, il compte ses pièces et celles de son adversaire pour savoir si l'un des joueurs détient un avantage matériel. Même chose au travail : un manager se doit de faire l'inventaire de ses forces pour mener à bien le projet dont il a la charge (personnel, budget, etc.).
2. Temps
Puis, le joueur regarde le temps dont il dispose. Cela lui permet de savoir s'il y a objectivement urgence, ou pas. Bien entendu, c'est la même chose au travail.
3. Qualité
Enfin, le joueur estime la qualité de sa situation. C'est-à-dire qu'il évalue rapidement la position de l'ensemble de ses pièces par rapport à celle de son adversaire.
Par exemple, un joueur peut très bien avoir moins de pièces que son adversaire, mais elles peuvent avoir une disposition si avantageuse qu'il peut espérer gagner rapidement. «Dans un combat, une force plus légère et plus rapide peut déjouer et surpasser une force supérieure en nombre», m'avait souligné Garry Kasparov.
En tenant compte du M, du T et du Q, on sait donc si l'on est en bonne ou mauvaise posture. Mais cela ne suffit pas. Car après l'évaluation, il convient de trouver la meilleure façon d'agir.
Aux échecs, les débutants se perdent dans l'examen d'une multitude de coups possibles, alors que les champions, eux, ne regardent que deux ou trois coups raisonnables. Pour arriver à ce niveau, une technique existe : «l'élagage de l'arbre à décisions», selon l'ex-champion du monde. Cela se résume à n'étudier que deux ou trois possibilités radicales.
Prenons le cas d’un manager qui entend dynamiser sa carrière. Celui qui procède sans méthode va tergiverser («Dois-je travailler plus d'heures pour obtenir de meilleurs résultats? Dois-je apprendre à jouer au golf pour étendre mon réseau de contacts? Etc.»), et n'entreprendra rien d'efficace.
«Celui qui utilise la méthode MTQ peut, entre autres, envisager de quitter son poste très bien rémunéré pour entreprendre un MBA. Il fera ainsi un sacrifice matériel pour acquérir de nouvelles compétences, et décrocher un emploi plus intéressant», avait-il illustré.
D'accord, me direz-vous, mais comment, au juste, élaguer un arbre à décisions? Le conseil de Garry Kasparov était clair, et n'a pas changé d'un iota puisqu'il l'a répété devant le public du Nordic Business Forum 2015 : «Fiez-vous à votre flair». «L'intuition et l'instinct forment les bases solides de notre prise de décision, surtout quand on est pris dans le feu de l'action», a-t-il précisé.
D'après lui, rien ne vaut l'instinct et l'intuition : «Les deux reposent sur une particularité humaine que même les ordinateurs les plus évolués n'ont pas, à savoir la capacité de s'interroger. Déclenchez-les par conséquent en vous posant LA bonne question, lorsque vous êtes confronté à un problème propice à vous amener à prendre des risques. Et le tour sera joué, vous pouvez me croire», a-t-il expliqué à Helsinki.
Par conséquent, le secret d'une bonne prise de risque, c'est de réussir à se poser LA bonne question. Celle qui laissera le champ libre à notre instinct et à notre intuition, non pas celle qui nous amènera à calculer et à tenir compte de probabilités. Celle qui fera parler notre passion, et non notre raison.
Renversant, vous ne trouvez pas? Qui d'entre vous aurait pu croire que le secret de la victoire, aux échecs, c'était de s'appuyer non pas sur le calcul et les probabilités, et donc sur la raison, mais bel et bien sur l'intuition et l'instinct, et donc sur la passion? Et que cela était tout aussi valable dans le milieu des affaires, y compris dans notre quotidien au travail? Pas grand monde, j'en mettrais ma main au feu.
Maintenant, vous me direz qu'il est loin d'être évident de passer ainsi de la raison à la passion, surtout lorsqu'on se trouve face à un problème complexe. Lorsque je l'avais rencontré, Garry Kasparov m'avait alors indiqué un autre de ses trucs pour ce cas de figure : lutter contre l'engourdissement de la routine, qui nous fait trop souvent prendre des décisions en fonction de notre expérience.
«Faire preuve de créativité dans chacune de nos décisions contribue à notre évolution vers l'excellence», m'avait-il expliqué, en citant l'exemple de Jack Welch qui avait donné, un jour, un mois de congé au directeur le plus ancien d'une division de GE en perte de vitesse afin qu'il puisse, à son retour, agir comme s'il n'avait pas exercé cette fonction depuis des années.
Comment lutter contre un tel engourdissement? Comme ceci : «Analysez rigoureusement le dernier projet que vous avez mené à bien, et décelez-y des failles. Vous découvrirez ainsi comment innover la prochaine fois», dit-il.
Je lui avais demandé à l'époque s’il considérait que sa méthode MTQ était applicable à n’importe quelle situation rencontrée au travail. Voici ce qu'avait été sa réponse :
«Absolument! D'ailleurs, j'ai découvert ce concept non pas en réfléchissant sur les échecs, mais en lisant une biographie de Napoléon, et en particulier un passage décrivant une de ses batailles. Il m'est soudain apparu que ces trois blocs - le matériel, le temps et la qualité - sont les fondations de toute activité.
«En fait, nous nous en servons constamment, mais de manière inconsciente. Quand nous effectuons une action, nous gérons au mieux deux données, à savoir les biens matériels et le temps, dans l'optique de gagner en qualité.
«Je m'explique. Un entrepreneur doit faire des choix pour la réalisation d'un projet : par exemple, embaucher pour renforcer son équipe et voir ainsi le projet mené à bien plus vite? Ou bien accorder davantage de temps à l'équipe sur ce projet, au détriment d'autres projets? Le but est de réaliser un gain en qualité, lequel peut se traduire par une marque plus forte, une meilleure réputation de l'entrepreneur auprès de ses employés, ou encore une équipe plus compétente.
«Une fois que vous êtes conscient de la méthode MTQ, l'important est d'y recourir le plus souvent possible», avait-il conclu.
À Helsinki, il a précisé ceci : «Trop souvent, on établit une stratégie en cherchant à minimiser les risques. Et on se trompe ainsi lourdement. Parce qu'on va à l'encontre de ce que nous hurlent notre instinct et notre intuition, de notre personnalité. N'oubliez jamais : le risque est une occasion en or de mieux se connaître ; et les meilleurs leaders sont ceux qui se connaissent vraiment bien».
Voilà. Je crois que tout est dit. Pas d'avenir sans risque. Pas d'avenir sans instinct. Pas d'avenir sans passion.
Que retenir de tout cela? Peut-être ceci, je pense :
> Qui entend surmonter un obstacle effrayant au travail se doit de s'appuyer sur la méthode MTQ de Garry Kasparov. Il lui faut aborder franchement et froidement l'obstacle en question, puis recourir à son instinct et son intuition pour identifier la solution la plus appropriée, celle qui correspond le plus à sa propore personnalité.
En passant, l'homme d'État britannique Winston Churchill aimait à dire : «Le succès, c'est d'aller d'échec en échec sans perdre son enthousiasme».
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