BLOGUE. Soyons francs, nous sommes tous plus ou moins malhonnêtes au travail. Pensons à cet employé qui déploie des astuces incroyables pour dérober à son employeur du matériel de bureau (stylos, paires de ciseaux, etc.). À ce manager qui truque habilement ses résultats financiers pour faire croire qu'il a atteint les objectifs qui lui ont été fixés. Ou encore à ces équipes de direction de grandes entreprises qui complotent pour faire passer en notes de frais les pots de vin versés aux partis politiques (vous savez de qui je parle, j'imagine…).
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La question est évidente : pourquoi agissons-nous de la sorte? Oui, pourquoi nous arrive-t-il de voler, de frauder, de mentir? Deux études complémentaires fournissent, à mon avis, une explication intéressante.
La première est intitulée Smokescreen: How managers behave when they have something to hide. Elle est le fruit du travail de trois professeurs de finance : Tanja Artiga Gonzalez et Markus Schmid, tous deux de l'Université de St-Gall (Suisse), ainsi que David Yermack, de l'École de commerce Stern à New York (États-Unis). Elle montre que ceux qui ont quelque chose à cacher utilisent toujours la même stratégie.
Les trois chercheurs se sont penchés sur une base de données concoctée en 2010 par le professeur d'économie industrielle de l'Université Purdue John Connor, portant sur les cartels internationaux mis en place depuis les années 1980 par les grandes entreprises un peu partout sur la planète. Une base de données prodigieuse puisqu'elle présente les moindres détails de quelque 650 cartels auxquels ont participé 2 115 grandes entreprises, tous secteurs confondus (pharmaceutique, agroalimentaire, etc.). Une base de données on ne peut plus fiable, vu qu'elle s'appuie sur les jugements de condamnation des tribunaux qui ont eu à statuer sur ces crimes économiques monumentaux.
Des cartels? Il s'agit grosso modo d'une entente illégale entre entreprises indépendantes les unes des autres dans l'optique de tirer un avantage commun au détriment d'autrui, bien souvent au détriment de leurs clients ou de l'État. Les exemples, vous le savez bien, sont à foison : cela fait maintenant des semaines qu'on parle à la Commission Charbonneau d'un "cartel des firmes de génie-conseil", qui se sont partagés entre eux les contrats de la Ville de Montréal et d'autres municipalités québécoises.
En décortiquant tous ces documents, Mme Artiga Gonzalez et MM. Schmid et Yermack ont déniché des constantes dans la fraude au cartel. De nombreuses constantes, comme vous allez vous en rendre compte :
1. Finance
> Ces firmes affichent dans leurs résultats financiers un nombre anormalement élevé de revenus aux chiffres ronds.
> Ces firmes effectuent des corrections de tableaux comptables beaucoup plus fréquemment que les autres.
> Ces firmes présentent des rapports financiers revus et corrigés beaucoup plus souvent que les autres.
2. Gouvernance
> Ces firmes ont dans leur conseil d'administration un grand nombre d'administrateurs qui sont sur plusieurs conseils en même temps (ce qui en fait des personnes très occupées, et donc a priori moins vigilantes, d'après les auteurs de l'étude).
> Ces firmes tardent toujours à remplacer un administrateur démissionnaire.
> Ces firmes rechignent énormément à changer de partenaire pour leurs audits financiers.
3. Managers
> Les hauts dirigeants impliqués dans un cartel tirent profit de leurs stock options beaucoup plus vite que les autres.
Par conséquent, on pourrait croire qu'il suffit d'être attentif aux voyants lumineux rouges qui s'allument systématiquement quand une entreprise se livre à une fraude au cartel. Mais la difficulté est justement de repérer ces voyants lumineux rouges, car l'équipe de direction adopte alors toujours la même stratégie, celle de l'écran de fumée.
L'écran de fumée? C'est une technique militaire vieille comme le mode : quand un soldat doit progresser sur un terrain plat, à découvert, il lui suffit de balancer devant lui des fumigènes pour devenir beaucoup plus difficile à viser et toucher, et à se ruer en avant pour en tirer un véritable avantage. Appliquée au domaine de la fraude financière, cela revient notamment à multiplier les corrections et les réécritures de tableaux comptables, à avoir un faible pour les chiens de garde myopes ainsi qu'à empocher ses gains plus vite que son ombre.
Autrement dit, les malfaiteurs prisent les zones opaques, et c'est d'ailleurs cela qui les trahit. Ce point est montré par la seconde étude, signée par Francesca Gino, professeure de gestion des affaires à Harvard (États-Unis), Chen-Bo Zhong, professeur de management à l'Université Rotman (Canada), et Vanessa Bohns, professeure de management à l'Université de Waterloo (Canada).
Il a été demandé aux participants à l'expérience de réfléchir sur 20 problèmes de mathématique, dans un temps limité. Plus on trouvait de bonnes raisons, plus on touchait d'argent. Cela étant, deux groupes ont été formés : l'un a été placé dans une salle à la luminosité normale, l'autre, dans une salle à la lumière tamisée.
Comme il s'agissait d'étudier la propension des gens à tricher, les participants devaient indiquer eux-mêmes le nombre de bonnes réponses qu'ils avaient trouvées. Aucune vérification n'était effectuée avant d'être rémunéré, et ils le savaient tous. Que s'est-il passé, à votre avis?
> 24% des participants installés dans la salle normalement éclairée ont triché.
> Cette proportion a grimpé à 61% dans la salle à la lumière tamisée.
> Vérification faite, tous les participants avaient trouvé à peu près le même nombre de réponses.
Les trois chercheurs se sont même amusés à renouveler l'expérience, avec une petite nuance : le port pour certains, de surcroît, de lunettes noires. Cela a eu pour résultat d'accroître davantage la tricherie, les participants concernés ayant reconnu par la suite que les lunettes noires leur avaient donné l'impression d'être encore plus anonymes.
Que déduire de tout cela? C'est très simple…
> Si vous voulez voir la malhonnêteté diminuer au travail, réduisez les zones d'ombre.
En passant, Léonard de Vinci aimait à dire : «Jamais le soleil ne voit l'ombre».
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